PAYS DU GIER
HISTOIRE DES VIGNERONS
L'histoire des vignerons dans le Pays du Gier semble débuter avec les Romains. Dans la vallée du Gier, les constructeurs de l'aqueduc apportent, sans doute, quelques plants de vignes. Sur le versant Est du Mont Pilat, l'Empereur Probus (232–282) autorise la culture de la vigne en Gaule et nous donne en cadeau, notamment, les plants de Viognier qui donneront le vin de Condrieu 1.
Tous les territoires environnant la ville sont cultivés en 1362. La vigne couvre tous les coteaux de notre campagne, jusqu'à 25 % de sa surface.
Durant dix siècles, il n'est guère fait mention de cette culture. A l'exception des communes de Sainte Croix en Jarez, de Doizieux, de Pavezin, de La Valla, situées dans les forêts du Mont Pilat, tous les autres villages du Pays du Jarez sont entourés de vignes. A côté de Rive-de-Gier et Saint-Martin-la-Plaine, on peut citer Chagnon, Tartaras, Dargoire et bien d'autres dont l'exposition est favorable à cette culture.
Le 31 juillet 1474, un certain J. Gaco, presseur de vin, est témoin d'un testament pendant la peste 2.
Au XVe siècle, Rive de Gier n'est habité que par des vignerons qui vendent dans le Forez le produit de leur récolte 6.
Vers 1550, le doyen de la Société des prêtres de Rive de Gier demande à ses collègues leur écot pour la collation "Marciana", donc celle du mois de mars, en Carême ; on peut penser qu'il s'agit de la Mi-Carême. Il précise sans pompe et sans cérémonie :
"L'honorable et dévôt Messire Estienne Bajard apportera une pinte de bon vin, avec du pain, des citrons, des pommes et des noix ;
Le vénérable et discret Messire Lorent Cogniat donnera trois feuillettes de vin clairet, avec du pain, des figues et des amandes ;
Le "povre" et indigent (inops) Frère Louis Leponthieux fournira des poissons salés, dans la quantité qu'il voudra…
"Tout cela sous peine de péché mortel…2"
Etait-il sérieux ou s'agissait-il d'humour ? Compte-tenu du volume, on peut penser que ce vin vient d'une production locale : 3 feuillettes, ce sont 660 litres !
Dans une ordonnance de police du 7 septembre 1583, "…il est inhibé et deffendu…que l'on n'ayt à aller ny entrer dans les fonds d'aultruy pour y cueillir fruicts ou les abattre, ny dans les vignes pour y cueillir raisins et pesches, ou aultrement y faire dommage, sur peyne aussy de prison et de l'aldmende, et pourront les proprietaires desdicts fonds et vignes prendre de leur authorité avec ung tesmoing et faire mener et conduyre prisonniers au chasteau ceulx qui seront trouvez et surprins sur le faict et en flagrant deslict 3."
En 1634, deux petites vignes changent de propriétaires, l'une contenant deux hommés* environ, sise au terroir de Montjoinct, jouxte et sous le chemin tendant de Rive de Gier à la Plagne, l'autre sise au lieu de Montjoinct, contenant dix hommés 2.
En 1659, dans le cadre de la révision d'un terrier pour le compte du Marquis de Saint Chamond, plusieurs vignes sont citées dans la commune de Cellieu, vignes déjà évoquées à la fin du XVIe siècle dans le terrier originel 5.
En 1671, la Confrérie du Saint Esprit de Rive-de-Gier est dissoute pour cause de "débauche". Ses vignes sont données à l'Hôtel-Dieu de la ville 6.
En 1775, dans un relevé des terres novales (nouvellement exploitées), les vignes sont encore bien présentes à Cellieu : cinq hommés de vigne à Sarcinieu, deux hommés et demy de vigne à Pesselière, quatre hommés de vigne à la Cote Faure…5
Pour décrire ces vignes, leur entretien, nous nous inspirons largement de l'ouvrage de Bernard PLESSY, "La Vie Quotidienne en Forez avant 1914 4".
Sur les hauteurs de Rive-de-Gier, les vignes sont plantées, plein sud, sur des petites terrasses étroites, soutenues par des murettes de pierres sèches, les challiers. On en trouve jusqu'à Saint-Martin-la-Plaine. Elles donnent un petit vin glorifié dans "la chanson de la Boirie" :
Glou, glou, glou, glou, glou, glou,
Et dig ding ding !
Le p'tit vin de Saint Martin
Nous met le cœur en train.
Glou, glou, glou, glou, glou, glou
Et dig ding ding !
Allons, Ripagériens,
Buvons de ce bon vin !
Dès la fin du XVIIIe siècle, la demande de vin s'amplifie avec l'apparition de l'industrie moderne. Les vignerons choisissent, donc, des cépages apportant plus de quantité que de qualité : Mornen noir, Durif ou petite serine d'hermitage et Gamay. Côté Rhône du Mont Pilat, ce sont le Syrah et le Viognier. Les premiers disparaîtront avec le XXe siècle, en partie à cause de la mauvaise qualité des terres, mais aussi du fait du manque de connaissance des vignerons en matière de vinification : le vin ne peut se boire qu'à trois, celui qui boit et les deux qui le retiennent 4. C'est tout dire !
Bernard PLESSY, s'inspirant des travaux de Marguerite GONON, célèbre conteuse locale, nous décrit le travail des vignerons :
"Le cycle des travaux commence dès février ; il faut alors déchausser les ceps. Deux manières de faire : ou bien on travaille à la main avec un grappin (le béchu), ou bien on attelle la charrue au cheval pour tirer la chaponnière, qui est la rangée des ceps. Entre Chavanay et Condrieu, ce jour-là, traditionnellement, on mange le sabardin : une andouille faite dans le caecum, avec de la chair à saucisse et les viscères de porc. Au mois de mars, comme on le voit dans les travaux des mois sculptés aux porches des cathédrales, les hommes taillent à la serpette (la goye), et les femmes attachent avec du jonc ou de la paille de seigle : "de leurs doigts plus déliès, elles ne risquent pas d'éborgner la vigne, de casser les bourgeons : le travail est plus vite et mieux fait". Ce sont elles aussi qui ramassent les sarments : "Ces sarments, fagotés, servaient à allumer le feu dans l'âtre ou le foyer de la chaudière à pâtée pour les porcs." En mai, c'est le moment de piocher, ce qu'il faudra faire deux fois encore. Entre ces travaux il faut aussi soigner les plants contre les maladies : sulfater contre le mildiou avant la fleur, soufrer contre l'oïdium à la floraison. Puis vient l'été où se forme la grappe que mûrit le soleil. Mais gare à la grêle ! Quand apparaissent les nuages trop connus, rochers ou châteaux cuivrés sur les bords, on s'empresse de sonner les cloches : ondes sonores au pouvoir magique, on croit que leur tintement écarte les nuages."
"A la mi-septembre, voici venu le temps des vendanges – les vendêmes – qui sont une fête. Fête de la famille, aujourd'hui, ou de voisinage. Mais alors on louait des hommes, venus de la montagne, au-dessus des vignes. "Ils se tenaient sur une place, la place de la loue, portant panier pour montrer qu'ils souhaitaient vendanger." Une journée suffit ordinairement. On commence au point du jour en coupant les grappes avec une vendangette (petit sécateur), un couteau, à moins que l'on ne préfère encore la vieille goye, la goyette, dont on se sert aussi pour tailler. Les raisins sont mis dans des paniers vidés dans une hotte en osier ou en bois, portée à dos d'homme jusqu'au bout de la passée où attendent les bennes, "baquets ovales en bois de 150 à 500 litres ou tonneaux défoncés de 200 litres", que deux hommes transportent jusqu'au cuvage avec des barres de bois."
"…Jadis, à celui ou à celle qui oubliait un raisin, on donnait la bantchôla : on l'obligeait à se courber, à faire un banc de son torse et le vendangeur qui avait vu la faute se laissait choir sur lui : On lui faisait peter le dos quatre ou cinq coups." A moins qu'on ne prît le mauvais vendangeur par la tête et les pieds : on le balançait comme un sac et on le jetait sur la benne pleine de raisins. Si un vendangeur s'accroupissait pour se "défatiguer les jambes", on venait derrière lui "à pieds de loup" et, le prenant par les épaules, on le faisait basculer ; "ça faisait bien rire, surtout quand c'était une femme" : grosses farces qu'on ne fait plus guère…Les conscrits, les verdillons, les aigrets : les petits raisins verts ne devaient pas être cueillis, certes. On avait coutume, jusque vers 1945 – 1950, de les grappiner, de les grappeter quand ils avaient pris meilleure couleur pour en faire de la piquette."
"Au cellier, la cuve en bois a été soigneusement rincée, étuée, c'est-à-dire imbibée d'eau pour resserrer les douves, qu'on appelle les duelles, les cercles de fer vérifiés. Jusqu'en 1900 on foulait encore aux pieds, et chacun, les femmes surtout, de goûter la tire, "le vin doux qu'on tire à la cuve et qui vous soûle sans qu'on s'en rende compte." Quand on a tiré le moût de la cuve dans des brocs en bois de châtaigniers, à la panse rebondie, c'est le moment de mettre le raisin sur le pressoir qui est encore en bois.4"
Les vignerons rassemblent dans le pressoir, en un gros gâteau, grappes et raffles.
"Il faut maintenant presser au plus fort pour extraire le maximum de vin. Sur la vendange, on bâtit un énorme échafaudage de madriers, les marjons, sur lesquels vient peser le mouton, après quelques tours de vis, une vis en bois mue par une bûche. A grand ahan, arcboutés, les hommes poussent, poussent, la vis gémit, la charpente craque, à croire que tout va éclater, mais du bec du pressoir, où un bouchon de paille sert de filtre, coule à gros bouillons le premier vin de presse, joliment appelé vin de paradis.4"
"L'alambic commence sa tournée à travers le pays, cuisant la galette de marc – on dit la genne – dans son ventre de cuivre d'où suinte la gnole, qu'on appelle aussi la blanche, la goutte ou l'eau bénite. Au fond le vin remplit les pièces (220 litres) et les cenpotes (120 litres). Il sera temps de le soutirer après la première gelée, qui le rendra clair. Mais d'ici là, aux environs de la Toussaint, il faudra chausser la vigne, enterrer le pied des ceps.4"
Jusqu'en 1780 - date de mise en eau du canal de Rive-de-Gier à Givors -, et même quelques années après, le transport de ce vin nécessite des mulets, beaucoup de mulets. Les routes ne sont que des chemins souvent défoncés par les pluies et le gel. "On se plait à imaginer ces coubles de vingt-cinq mulets, transportant jusqu'à quarante hectolitres de vin dans des outres de peau de bœuf solidement cousues. 7"
Quelle que soit la qualité de ce vin, il est tout de même très apprécié tant par les travailleurs locaux que par les gens de passage. Les appellations sont variées : vin clairet du Rivage, petit vin gris, le petit vin de St Martin au goût prononcé de terroir. La consommation ne doit pas être négligeable – on l'a déjà vu plus haut -, à tel point que l'autorité s'en inquiète : Au début du XIXe siècle, "la Fabrique [le conseil paroissial d'aujourd'hui] donnait généreusement 9 francs par an aux trois sonneurs de la vieille église de Saint-Martin-la-Plaine. L'un d'eux avait l'importante mission de sonner chaque dimanche à 9 heures précises du soir. Ce n'était point pour annoncer le début ou la fin d'un office nocturne, mais pour inviter les habitants de Saint-Martin à quitter les débits de boissons et de regagner sans plus attendre leur demeure.1"
Toujours à Saint-Martin, l'invitation à la fête a son proverbe :
Pour la Saint Martin
Convie ton voisin
Bonde ta barrique et goûte ton vin.
La présence de ces vignes se retrouve dans l'appellation de certaines rues de Saint-Martin-en-Coailleux (commune aujourd'hui rattachée à Saint Chamond) : rue Croix-Raisin, et sur la colline de Saint Ennemond, le hameau de Saint Pierre des Vignes, à côté du quartier de Paradis !
Autres souvenirs conservés dans l'église de Malleval, une statue en bois de la fin du XVIIIe siècle et un vitrail de 1885, tous deux consacrés à Saint Vincent :
*Hommé ou fessorée : surface de vigne qu'un homme peut travailler en une journée ; environ 431 m2
Bibliographie
1 J. Combe, Saint Martin la Plaine, Editions Dumas, St Etienne, 1960
2 R. Lacombe, Recherches historiques II sur la Ville de Rive-de-Gier, F.Paillart
Editeur-imprimeur à Abbeville, 1985
3 J. Condamin, Histoire de St Chamond, A.Picard 1890 réédition Reboul Imprimerie 1996
4 B. Plessy, La vie quotidienne en Forez avant 1914, Ed. Hachette 1981
5 G. Chaperon, Cellieu, Actes graphiques, Saint Etienne, 1999
6 J-B Chambeyron, Recherches historiques sur la VILLE de RIVE-de-GIER, 1844,
Impression offset Imprimerie A Bontemps Limoges réédition 1980
7 J. Combe, Le Bessat, Editions Dumas, St Etienne, 1969
l e s V E N D A N G E S
La Nouvelle Héloïse – V° partie
Depuis un mois les chaleurs de l'automne apprêtaient d'heureuses vendanges ; les premières gelées en ont amené l'ouverture ; le pampre grillé, laissant la grappe à découvert, étale aux yeux les dons du père Lyée, et semble inviter les mortels à s'en emparer. Toutes les vignes chargées de ce fruit bienfaisant que le ciel offre aux infortunés pour leur faire oublier leur misère ; le bruit des tonneaux, des cuves, des lègrefass qu'on relie de toutes parts ; le chant des vendangeuses dont ces coteaux retentissent ; la marche continuelle de ceux qui portent la vendange au pressoir ; le rauque son des instruments rustiques qui les anime au travail ; l'aimable et touchant tableau d'une allégresse générale qui semble en ce moment étendue sur la face de le terre ; enfin le voile de brouillard que le soleil élève au matin comme une toile de théâtre pour découvrir à l'œil un si charmant spectacle : tout conspire à lui donner un air de fête ; et, cette fête n'en devient que plus belle à la réflexion, quand on songe qu'elle est la seule où les hommes aient su joindre l'agréable à l'utile…
Jean Jacques Rousseau (1712 - 1778)