HISTOIRE DES BOULANGERS

 

 

 

Pour commencer cette longue histoire, deux définitions s'imposent. Elles sont données par le Grand Dictionnaire Encyclopédique Larousse de 1982.

Boulangerie : Ensemble des activités économiques relatives à la fabrication et à la commercialisation du pain. Ce mot dérive du mot "boulanger" (de l'ancien picard boulenc ; de l'ancien bas francique "bolla" pain rond), personne qui fabrique ou vend du pain.

Pain (du latin panis) : Aliment résultant de la cuisson d'une pâte obtenue par pétrissage d'un mélange composé essentiellement de farine, d'eau et de sel et soumise à fermentation par la levure.

Deux définitions un peu restrictives car le boulanger d'aujourd'hui réalise et commercialise aussi des brioches, des gâteaux, des glaces, du chocolat, des sandwichs, de la confiserie… : la société a bien évolué, là aussi, depuis 1982 ! Quant au pain, il a quelque peu évolué depuis sa création.

 

Nos lointains ancêtres se seraient contentés de graines. Les moulins n'existaient pas. Tout au plus, auraient-ils pu les écraser entre deux pierres : l'idée de les transformer en farine ne leur est pas venue. A quoi correspondait cette consommation ? Nourriture de base, associée à d'autres végétaux, à des viandes ou aliment d'accompagnement ?

Des recherches archéologiques ont toutefois mis en évidence une pâte comparable à un pain plat, dans le nord-est de la Jordanie, et datée entre 14600 et 11600 av. J.C. Elle était constituée d'engrain sauvage (petite épeautre) et de tubercules. Des galettes ont été trouvées en Syrie, datées d'environ 9000 av. J.C., ou encore en Turquie datées de 7000 av. J.C. Comment était-elle consommée ? Cuite et molle ou en bouillie ?

Le broyage semble débuter vers le 4ème millénaire avant notre ère, en Égypte. Les céréales sont d'abord séchées au soleil, puis broyées et tamisées. Sans doute mélangée avec de l'eau, cette farine est cuite sur des pierres préchauffées. Quelles céréales ? Le blé, l'orge, le sarrasin, l'avoine, mais cela dépend de la production locale.

 

Première parenthèse :

L'archéologie "alimentaire" nous permet d'avoir quelques idées sur ce que sont ces pains. L'évolution de la société se voit à travers les variations de l'alimentation. Dans un premier temps (plusieurs millénaires, tout de même !), les aliments sont consommés crus, varient suivant les changements climatiques qui influencent la végétation.  Cette première période, la préhistoire, où domine "l'environnement", est remplacée par l'histoire au cours de laquelle les aliments sont cuits, "culturellement transformés" pour répondre à l'évolution des goûts et des possibilités techniques : culture, chauffage, fermentation, germination, séchage, empâtage, mélange…

L'agriculture nait vers 8000 av. J.C. au Moyen-Orient. Dès cette époque, la Gaule (Appellation plus simple, mais la Gaule devra attendre Jules César pour être dénommée de cette façon) en profite et cultive de nouvelles céréales. Aux 3ème et 2ème millénaires av. J.C., de nouvelles céréales, jusque-là sauvages, font l'objet de cultures. Quelques siècles plus tard, d'autres végétaux sauvages sont utilisés du fait de leur richesse en amidon : c'est le cas des glands. Cette grande diversité impose une sélection au profit du blé tendre, plus propice à la panification et facile à séparer de ses enveloppes par vannage. Les romains développent la culture de ce blé dans le Bassin parisien et le Midi pour en faire le commerce. L'épeautre est plus apprécié dans le nord du pays et en Germanie et ce, jusqu'au Moyen-Âge.

Les techniques archéologiques d'identification des matières premières peuvent être prises à défaut. C'est le cas des bulles d'air contenues dans le pain à la suite de la fermentation ou plus simplement de la cuisson : on doit se fier à leur taille pour être sûr qu'elles proviennent bien de l'utilisation de levain. Interviennent encore le four utilisé pour la cuisson, la forme du produit à cuire (pain rond ou galette plate). Malgré les incertitudes et grâce à l'utilisation de plusieurs techniques d'identification, des pâtes datant de – 100 à + 300 ont été étudiées. On y rencontre, suivant le lieu, des blés et de l'orge, parfois mélangés, et transformés en farine tamisée, donc très pure.

Fermons la parenthèse

 

Vers 1200 av. J.C., le pain levé apparaît, mais n'est pas utilisé par tous. À partir du Xe siècle av. J.C., le pain franchit la Méditerranée. Les Grecs consomment les céréales sous forme de pain, de galette (blé, orge, épeautre) ou de bouillie, en particulier à base d'orge torréfié, la maza. Platon, au Ve siècle, évoque un certain Théarion, célèbre pour ces pains à Athènes. La fabrication du pain, de la mouture à la cuisson est réalisée par le même artisan. A cette époque, les romains consomment des bouillies d'orge (la polenta), de blé ou de millet, vendues par les pistores. Ils inventent le moulin hydraulique, peu avant notre ère. D'après une sculpture sur un tombeau romain, il semble que le pétrin mécanique existe, mû par un cheval. En Gaule romaine, la cuisson du pain se fait dans des fours de deux types. Les premiers, à sole verticale par rapport au foyer permettent de cuire des pains plats ; ils proviennent des régions phénico-puniques où ils fonctionnent dès le 1er millénaire av. J.C. Ils semblent avoir pénétré la Gaule à partir du couloir rhodanien, au IIIe siècle av. J.C. Des fours mobiles en terre cuite ont été utilisés au cours des 1er siècles av. J.C. et ap. J.C. Les seconds, à coupole, permettent de cuire des gros pains. La demande étant de plus en plus importante au niveau du peuple, un collège de meunier-boulanger est institué ; des artisans grecs sont faits prisonniers lors de la conquête de la Macédoine, apportant leur savoir-faire.

On a vu et on verra de plus en plus l'importance du pain dans l'alimentation quotidienne, en particulier du peuple. Cette considération n'est pas que terrestre. Elle a aussi une composante divine.  Au début de notre ère, après d'autres religions de l'Antiquité, le christianisme s'en empare : le pain devient le corps du Christ, "l'aliment de l'âme, la vie elle-même". De façon très symbolique, à partir du VIe siècle, ce pain n'est pas levé (pain azyme), le levain  étant confondu avec la Mal.

Comme souvent, nous n'avons pas d'informations précises sur la période des invasions. Il semble que le millet, le blé, l'épeautre, le seigle, l'avoine au nord, l'orge et le millet au sud soient les céréales dominantes durant cette période, avec variation dans la présentation suivant les coutumes de chaque envahisseur et du peuple envahi. La production agricole est faible ; les variétés de céréales utilisées sont pauvres en gluten, une protéine indispensable à la panification. Les fours sont rares : à priori, les ateliers de fabrication se trouvent dans les châteaux et les abbayes. Le roi Dagobert, au début du VIIe siècle, aurait publié des édits pour réglementer la vente du pain.

Entre le VIIIe siècle et le XIe, le pain est utilisé par les riches comme support. Une planchette rectangulaire, carrée ou ovale en bois, en verre ou en métal (or, argent, étain), le tranchoir ou tailloir, est mise à la disposition de chaque convive. Cet ustensile reçoit deux ou trois tranches de pain sec sur lesquelles sont placées les viandes avec leur sauce. Celle-ci imprègne le pain qui est distribué aux pauvres après que le convive a découpé et consommé la viande. Le tranchoir des moins riches est une simple tranche de pain, utilisée lorsqu'il y a de la viande au menu, c'est-à-dire rarement.

Le pain prend une réelle importance dans l'alimentation quotidienne qu'à partir du XIe siècle grâce surtout à l'implantation des monastères, et donc du christianisme, sur tout le territoire.

Comme de nombreuses autres professions artisanales, les premiers statuts datent du XIIIe siècle. Après 5 ans d'apprentissage comme mitron, le nouveau compagnon doit effectuer un stage de 4 ans qui lui coute chaque année une redevance de 25 deniers due au roi, via le Grand Panetier : le reçu est matérialisé par une encoche sur un bâton. La réception à la maîtrise se fait une fois par an en présence de tous les maîtres-boulangers qui ont une obligation de présence. Le postulant se présente avec son bâton aux 4 encoches et un pot de noix. Il doit réaliser son chef-d'œuvre (variable suivant l'époque) en réalisant plusieurs fournées de pains différents dont le pain du chapitre à pâte très dense malaxée avec les pieds et un bâton en bois, la brie (d'où son nom de pain brié). Le nouveau maître-boulanger doit alors prêté serment. Son pot de noix lui est rendu : il doit le jeter contre le mur de sa maison (!). Les fils de boulangers étaient soumis à des règles très allégées (durée du stage, redevances…). Au XIIIe siècle, la fabrication des pains se fait de jour ; la nuit, des gardes veillent au respect de cette obligation. Les artisans peuvent débuter leur travail après que le guette-cornée (sonnerie au cor) a retenti. Une seule exception, la fournée du lundi qui peut démarrer à 0 h.

La vente elle-même est soumise à de nombreux impératifs : un seul point de vente, pas de colportage, mais possibilité de livrer le pain à domicile, interdiction d'acheter la farine à des étrangers (importation, pour ne pas payer une redevance, le ban), interdiction d'acheter du pain à des "étrangers" qui n'ont pas été agréés par le roi, conditions particulières les jours de marché…

À Paris, les talemeliers (voir ci-dessous) royaux de Paris ont des statuts différents de ceux des faubourgs et, ce, jusqu'en 1711. Sur les terres royales, ils achètent au roi le droit d'exercer, sont dit maîtres et payent une taxe annuelle, le hauban, d'où leur nom de haubaniers. Sur les terres seigneuriales, ils payent un impôt hebdomadaire sur leurs ventes, le tonlieu. Autre taxe, la "coutume" est payée par tous les talemeliers.

Cette appellation de talemelier n'apparait qu'à partir du XIe siècle, avec de nombreuses variantes : talemetiers, talemeriers, thalemeniers… Elle serait à rapprocher du "tamisage" ou de la combinaison de taler (battre ou pétrir) et de mêler. Il est parfois remplacé par l'appellation "panetier" en référence au Grand panetier auprès du roi dont ils dépendent.

La fabrication du pain résulte d'un véritable savoir-faire acquis progressivement sur le terrain, de l'achat du grain au paysan de son choix, à la mouture qu'il ordonnait au meunier, au tamisage qu'il réalisait ensuite pour séparer la farine du son.

Au XIVe siècle, le talemelier est tenu de fabriquer trois types de pain : le pain de Chailly (le meilleur, le plus cher, réservé à l'élite), le pain coquillé (pain dont la croûte forme des boursouflures) et le pain bis (fait de farine blanche et de gruau)

La cuisson du pain est très réglementée. Elle doit se faire dans des fours communautaires dits banaux appartenant au seigneur laïc ou ecclésiastique. Ces fours sont sous la responsabilité du fournier. Chacun peut apporter sa pâte soigneusement identifiée et datée, particulier ou artisan, pour la faire cuire. Pour quinze tourtes cuites, la redevance est d'une tourte. Quand le four est chaud, un crieur avertit la population. Bien que supprimé par Louis IX dans les villes, ce droit de banalité va perdurer durant plusieurs siècles dans les petites villes. C'est le cas dans notre ville de Saint-Chamond comme le note James Condamin, le grand historien local de la fin du XIXe siècle.

 

Ouvrons la deuxième parenthèse :

Léonard, Seigneur de Saint-Chamond permit, le 3 novembre 1462, à Mathieu Bouchardier, curé de Saint-Pierre, et à ses héritiers et successeurs, de faire construire un four et d'y cuire leur pain, moyennant une redevance annuelle au Seigneur de trois bichets de froment, ou du prix de ces bichets.

Jean II, Seigneur de Saint-Chamond, signe un accord le 19 février 1496, avec la plus saine partie des "manans et habitants de la juridiction". Les manans et habitants de Saint-Chamond étaient obligés de faire cuire leur pain dans le four à ban (banal) du Seigneur ; ce dernier avait accoutumé, par temps immémorial, lever et percevoir d'eux, pour le fournage et la cuisson de leurs pains, un de ces pains ; et, de vingt-cinq miches, une miche ; et, pour chaque pain appelé tourte, une panette". Nonobstant le texte des Franchises sur l'article du four banal, le Seigneur aura droit à un pain, sur dix-neuf pains dits "efferains" ; à une miche, sur vint-cinq ; à une mesure ou livre de tourte, pour chaque tourte d'un bichet.

Jacques de Jarez, Seigneur de Saint-Chamond, fait publier les franchises de 1224 en 1291 et, le 16 septembre 1304, ajoute neuf articles où il vise les rapports avec ses fourniers, meuniers et leydiers, avec les habitants de sa bonne ville.

Le marquis Just-Henry-Mitte, fils de Melchior-Mitte de Chevrières, Seigneur de Saint-Chamond, accorda le 23 novembre 1658 aux habitants de Saint-Chamond la suppression des Fours banaux. Il fut convenu qu'ils seraient démolis et que les habitants auraient le droit de "faire construire des fours pour le service public en tels endroits de la ville qu'ils jugeroient à propos, ou de donner la faculté aux boulangers qui s'établiroient dans la ville de cuire pour chaque habitant ; … de faire construire des fours en leurs maisons et cuire pour eux et autruy du pain de quelle espèce que ce soit, en sorte que la liberté demeuroit auxdits habitants de cuire soit chez eux, soit auxdits fours publics, soit en ceux des boulangers…", le tout "moyennant le prix de 7000 livres tournois", pour racheter le droit féodal du Seigneur, et sous réserve des bâtiments et bois servant auxdits fours banaux, et du droit de monture qui restait fixé à "2 sols tournois pour chacuns bichets froment, et 1 sol 6 deniers pour chacuns bichets seigle". Il accorda en outre aux habitants le droit d'avoir un Poids public -Vulgo : une "Pèse"- qu'il consentit "être par la communauté érigé et entretenu aux frais d'icelle en lieu propre et convenable, pour peser et contrôler tous les bleds et farines qui se rendroient aux moulins du Seigneur, tant seulement, et nullement pour autres usages".

Le 21 février 1671, Jean-Armand-Mitte fit une transaction avec ses vassaux. Il reconnut l'affranchissement du droit de banalité des fours, conformément à l'accord de 1658 ; mais les habitants lui rendirent les bâtiments que Just-Henry-Mitte leur avaient cédés le 4 décembre 1659. Il défendit aux habitants de faire cuire ou d'acheter du pain hors de la ville et il imposa, en faveur de l'Hôtel-Dieu, à chaque boulanger, une rente annuelle de 12 livres, et, à chaque fournier, une rente de 6 livres.

Fermons cette deuxième parenthèse.

 

L'atelier est composé d'un geindre (premier garçon ou contre-maître ?), de vaneres (vanneurs), de buleteres (bluteurs) et de pestrisseurs (pétrisseurs). La cuisson ne peut être faite les jours de fête.

D'après Jean de Garlande, les pistores (voir plus haut, celui qui pile le grain dans un mortier, mais aussi boulanger, pâtissier) vendent, au milieu du XIIIe siècle, des pains de froment, de seigle, d'orge, d'avoine, de méteil et même de son. Chaque classe sociale doit avoir son pain, en fonction de ses deniers ! A cette époque, l'unité de pain est la denrée qui vaut un denier, d'où dérivent le doubleau à deux deniers et la demie d'un demi-denier. Le prix est constant, mais le poids varie en fonction du prix de la céréale. Les pains mal faits, trop cuits, trop petits, trop compacts… sont saisis par les jurés et vendus à moindre prix ou donnés aux plus pauvres. Les premiers statuts déclinent 26 pains différant par leur prix, leur taille, leurs qualités… Après le XIVe siècle, on ne compte pas moins de cinquante nouvelles appellations. Parmi eux, le pain de la reine (Marie de Médicis) au levain, avec sel, beurre et lait. D'autres pains à croûte épaisse et dure peuvent être conservés jusqu'à deux semaines. Ils sont obtenus par double cuisson d'où son nom de bis-cuit. L'utilisation systématique du sel n'arrive qu'avec la suppression de la gabelle. Longtemps, seules les boulangeries du bord de mer peuvent proposer un pain salé en utilisant de l'eau de mer. Il faut attendre la fin du XVIIIe siècle pour que le blé  prenne le pas sur le seigle ou le sarrasin : c'est le pain de l'égalité.

Les décisions royales sont de plus en plus nombreuses en ce Moyen-Âge. Ainsi en est-il de Philippe IV le Bel, de Charles V, de Charles VI, au cours du XIVe siècle, de Charles VII et Charles VIII au XVe siècle. Elles concernent les sanctions en cas de malfaçon, le type de pain à fabriquer, le prix du pain en fonction de celui du blé, l'impossibilité pour un boulanger d'être aussi meunier ou mesureur de blé, la limitation dans le temps et les modalités de l'achat du blé par les boulangers, l'obligation pour le boulanger d'inscrire ses initiales sur le pain. Cette dernière restriction montre que l'achat de farine est facilité pour les particuliers qui prennent l'habitude de fabriquer leur pain

Il faut attendre 1439 pour que le pain soit vendu au poids.

En ces années de fin de Moyen-Âge, le pain prend une place de plus en plus importante dans les classes les moins aisés. Ce n'est pas du pain blanc, mais du pain noir à base de seigle. Il constitue les deux tiers de l'alimentation avec les légumes. En période de disette, la farine n'est pas tamisée.

Des noms de boulengier ou bolengier ou encore boulens, maître de la pelle… dérivent la boulenguerie en 1314, la boulengerie en 1611. La "boulangerie" est attestée en 1680, dérivant de "boulanger" apparu au XVIe siècle (dès 1299 pour certains !?).

La réglementation est de plus en plus stricte, en relation avec les normes d'hygiène, mais aussi avec le respect des droits de chaque classe : les boulangers sont tenus d'être "dans un costume tel qu’ils fussent toujours en état de travailler et jamais de sortir, hormis les dimanches et les jours de chômage réglés par les statuts… Et leur sont faites défenses d’eux assembler, monopoler, porter épées, dagues et autres bâtons offensibles ; de ne porter aussi manteaux, chapeaux et hauts-de-chausses, sinon ès jours de dimanche et autres fêtes, auxquels jours seulement leur est permis porter chapeaux, chausses et manteaux de drap gris ou blanc et non autre couleur, le tout sur peine de prison et de punition corporelle, confiscation desdits manteaux, chausses et chapeaux. " Enfin, "ils ne doivent être atteints d'aucun mal dangereux qui se puisse communiquer"(1746).En outre, les boulangers sont soumis à des contrôles sur la qualité, le poids des pains vendus. Toute infraction peut entraîner la saisie de toute la fournée, voire même de tous les biens avec interdiction d'exercer le métier. Cela montre l'importance que revêt désormais le pain pour la population et, par rebond, pour le gouvernement. Les famines liées au climat ou aux guerres nécessitent une surveillance continue des stocks de céréales.

Un arrêt du 13 février 1523 ordonne aux boulangers de faire sans cesse des pains "de trois sortes de blancheur, bonté et poids, savoir : pain de Chailly, de 12 onces, pain bourgeois de 2 livres, pain de brode de 6 livres (pain bis mélange de seigle et de gruau).

En 1577, une ordonnance d'Henri III oblige les boulangers à mettre à la disposition de leurs clients des balances et des poids contrôlés.

Le Grand siècle voit se multiplier les contraintes auxquelles les boulangers doivent se soumettre, avant tout pour protéger les consommateurs. Les sanctions étaient financières, mais aussi physiques.

Le règlement de police du 30 mars 1635 enjoint les boulangers de cuire chaque jour des pains de Chailly de 12 onces, des pains de chapitre de 10 onces (pain dit aussi Choine ou Choesne remis chaque matin aux chanoines de Notre-Dame à Paris), des pains bourgeois de 16 onces, des pains bis de brode de 14 onces. Tous ces pains ont la même valeur de 12 deniers. "Les marchands de blé ne pourront faire leurs achats qu’à dix lieues au-delà de Paris. Les boulangers de petit pain et les pâtissiers n’achèteront pas de blé avant onze heures en été et midi en hiver, ni les boulangers de gros pain avant deux heures, pour que les bourgeois puissent d’abord se fournir. Les boulangers marqueront les pains de leur marque particulière ; ils tiendront dans leur boutique des poids et des balances, à peine d’être déchus de la maîtrise, et de plus grande s’il y échet… Est enjoint à tous les boulangers de gros pain, tant de cette ville que forains, amenant leurs pains aux marchés, de les vendre par eux, leurs femmes, enfants ou serviteurs, sans les faire vendre par regrattiers et personnes interposées. Ne pourront iceux boulangers garder ny serrer ès maisons prochaines, ny mesme emporter, ce qui leur restera de pain, qu’ils seront tenus de vendre dans les trois à quatre heures de relevée ; autrement seront mis au rabais ; et n’y pourront hausser le prix du matin à la relevée du même jour, mais plutôt le diminuer."

Durant la Fronde (1648), le prix de la farine augmente du fait des difficultés de transport. Les livraisons se cantonnent à la farine tamisée (blutée). Le volume de matière utilisable est alors beaucoup plus important. Le son, jusqu'alors mélangé à la farine brute, n'est donc plus livré aux boulangers. Ceux-ci n'ont désormais plus le droit d'élever des cochons pour éliminer le son.

Enfin, les matières fécales pour fumer les terres agricoles ne peuvent être utilisées qu'après avoir "reposé un temps considérable dans une des fosses publiques, et que la mauvaise qualité fût consumée."

Ces règles sont appliquées à Paris et dans les grandes villes. Toutes ces mesures protègent les consommateurs qui sont assurés de pouvoir disposer de pain frais tous les jours.

Il n'en va pas de même à la campagne. Le paysan fabrique lui-même son pain avec les céréales ou les graines dont il dispose. Les pains sont gros et souvent consommés rassis.

La composition du pain évolue : la pâte n'est constituée que d'une seule farine. Depuis qu'il est utilisé par certains, le levain est fabriqué par simple fermentation de la pâte pendant quelques jours. De chaque pâte levée, le talemelier extrait une petite partie qui servira de levain pour la fournée suivante… Le talemelier peut également fournir un peu de cette pâte à des particuliers ou à des collègues. Cette  levée est réalisée plus régulièrement, à partir de 1665, avec l'emploi de levure de bière qui accélère la fermentation, allège la consistance et améliore le goût. Malgré l'opposition de la Faculté de Médecine (Procès du pain mollet, en 1666), cette préparation est plébiscitée par les consommateurs, validée par le Parlement en 1670.

 

Là encore, une nouvelle parenthèse s'impose.

Levain ou levure ? Que peut-on en dire qui soit compréhensible du plus grand nombre. Que les professionnels nous pardonnent et n'hésitent pas à apporter leurs critiques. Nous en tiendrons compte avec plaisir.

A l'origine, le pain est composé essentiellement de farines panifiables et d'eau. Est-ce le fait d'un artisan distrait ? La pâte qui a sans doute trop attendue se modifie et donne un pain plus souple, avec des trous à l'intérieur. Le pain levé est né (1200 av. J.C.). Ce phénomène spontané est dû à une contamination bénéfique par un mélange de bactéries lactiques ou de levures transmises par l'air ou par contact (problème d'hygiène !) : le levain. En attaquant les sucres complexes contenus dans la farine, ces particules vivantes provoquent le dégagement de dioxyde de carbone ou gaz carbonique (CO2) qui provoque le gonflement de la pâte et l'apparition de bulles (les trous). Ce processus naturel présente l'avantage de détruire un empêcheur de tourner en rond, l'acide phytique, qui, d'une part, limite l'absorption intestinale de nutriments indispensables : fer végétal, calcium, zinc, magnésium, d'autre part a une action positive en tant qu'anti-oxydant, et lutte contre l'ostéoporose. Une action à double tranchant. L'inconvénient majeur du levain est sa lenteur d'action : jusqu'à 10 heures.

La levure dite de boulanger est composée de souches d'une levure, Saccharomyces cerevisiae. D'autres souches de cette même levure sont utilisées depuis l'Antiquité pour produire des boissons fermentées comme la bière. Son intérêt réside dans sa rapidité d'action qui permet une production beaucoup plus importante.

La levure chimique est un mélange de bicarbonate de sodium et d'acide tartrique qui a pour seul effet de produire du gaz carbonique.

Comment fabrique-t-on le pain ? De nos jours, le pain est donc composé de farine, de levure, de sel et d'eau. Cela paraît simple. Mais si tous les pains n'ont pas la même saveur, la même souplesse, le même croustillant, la même blancheur…, il doit bien y avoir une raison. En premier lieu, cela tient à l'artisan et à son expérience, à ses choix, voire même à sa passion. La farine a un rôle primordial ce qui suppose un grain de blé tendre de qualité. Débarrassé de ses impuretés, il est humidifié ce qui facilite la séparation de l'amande farineuse de l'enveloppe. Vient alors la mouture. Le premier broyage permet de séparer les composants : le meunier utilisait pour cela une meule de pierre à cannelures (importance du "rhabilleur de meule"). Le broyage est complété par le claquage et le convertissage qui donnent une farine très fine. Le meunier peut alors livrer sa farine au boulanger qui démarre la fabrication de la pâte par le pétrissage, mécanique aujourd'hui, manuel dans un pétrin en bois, autrefois : mélange de farine, d'eau, de sel et de levain ou de levure. Cette pâte est conservée sous un linge le temps nécessaire pour que la fermentation soit correcte : c'est le couchage, qui peut durer plusieurs heures (environ 2 heures avec la levure ; fonction de la température, de l'hygrométrie…). Le contrôle peut se faire par bûchage. La pâte est divisée ensuite en pâtons étirés, pliés, aérés. Vient, ensuite, le façonnage qui donne la forme du pain (allongé, rond, couronne…). Ils sont conservés dans des bannetons en osier entoilé pour prolonger la fermentation. Déposés sur une pelle en bois préalablement saupoudrée de farine, ils sont enfournés pour la cuisson. Tout cela n'est qu'un abrégé : des phases intermédiaires sont nécessaires. Espérons que les professionnels ne nous en voudront pas !

Fermons la parenthèse.

 

Les innovations se multiplient au XVIIIe siècle : vers 1750, nait l'ancêtre de la baguette, à croûte dorée, la grigne. Des agronomes ou nutritionnistes avant l'heure se penchent sur les techniques de mouture et de panification, l'intérêt du gluten (ensemble de protéines qui se lient à l'amidon pour conférer une meilleure élasticité à la pâte) dans la panification. En 1767, P.-J. Malouin rédige "l'Art du meunier du vermicelier et du boulanger". Antoine Parmentier publie en 1780 “Le parfait Boulanger". Il crée une école gratuite de boulangerie, à Paris.

C'est également en ce siècle que, pour des questions de concurrence, un boulanger parisien brave les interdits en démarrant sa fournée avant le lever du soleil. Au fil du temps, cette pratique s'installe dans toute la France : les clients peuvent consommer du pain frais de plus en plus tôt. Cela n'est pas sans conséquence sur la vie sociale des boulangers. À noter sur ce plan, le rôle essentiel des femmes. Suivant l'époque, le lieu, la nature du pain, elles peuvent intervenir de la mouture des grains à la vente du pain, en passant par le pétrissage, la cuisson, l'entretien des fours…

Les derniers statuts de la profession de boulanger datent de 1746.

Même si ce n'est pas nouveau, le pain est donc devenu en ce XVIIIe siècle une véritable exigence du peuple : "Le gros du peuple croit mourir de faim s’il n’a point de pain". Tous les subterfuges sont alors bons, notamment en cas de récoltes insuffisantes : les boulangers introduisent dans le pain toutes sortes de substances, céréales ou non, comme les pommes de terre. Cette affirmation de l'Encyclopédie méthodique de 1782 est particulièrement vraie et est à l'origine de troubles sociaux qui aboutiront à la Révolution de 1789.

Les premières révoltes remontent au Moyen-Âge, mais c'est au XVIIIe siècle qu'elles prennent de l'ampleur. La première est la "Guerre des farines" qui se tient dans la moitié nord du pays, d'avril à mai 1775. Au total, l'histoire retient 123 manifestations. À l'origine, la suppression du contrôle des grains et des récoltes déficitaires les deux années précédentes, mais aussi l'édit de Turgot de 1774 qui décide d'une politique plus libérale sur le commerce des grains. Le roi, nourricier paternel de la population, est désormais considéré comme un marchand de blé. Pénurie et libéralisation provoquent la hausse du prix du blé, et donc du pain. Les émeutiers ont pour cibles les grands producteurs considérés comme des spéculateurs, les boulangeries, les entrepôts, mais aussi des représentants du pouvoir. Les voies de transport sont également bloquées pour éviter la fuite des réserves vers des régions plus riches prêtes à payer un prix plus élevé. La réponse est double : intervention de la troupe et prix imposé accompagné d'une aide aux populations les plus miséreuses. Si l'augmentation des prix du pain est le point de départ de cette "guerre", un malaise plus profond commence à toucher la population avec un désir de justice alimentaire exacerbé, mais aussi une demande de justice pure et simple entre les classes de la société, "une économie morale des foules".

Le manque de farine, donc de pain, et l'augmentation du prix de celui-ci ne vont cesser les années suivantes. Cette situation n'est pas propre au royaume de France : la plupart des pays européens sont touchés. Le roi Louis XVI, le gouvernement et l'Assemblée Nationale prennent de nombreuses mesures d'aide pour les boulangers et les plus pauvres, décident de l'importation massive de blé des États-Unis et d'Algérie, déclarent la loi martiale pour éviter toute émeute. La solidarité entre les régions de France n'est pas d'actualité : la libre circulation du blé est bloquée par la spéculation ou simplement par la peur de manquer dans les mois à venir. De nombreuses hypothèses ont couru sur le point de départ des manifestations de 1789. La pénurie était-elle organisée par … le roi, les aristocrates, certains dirigeants comme La Fayette… Nous n'en diront pas plus, par incompétence. Une chose est certaine, ces émeutes se sont multipliées en cette première année de la Révolution. Elles n'ont consisté souvent qu'en pillage, mais la violence du peuple est allée jusqu'au crime à plusieurs reprises contre des représentants de l'État ou de simples boulangers. On se souvient également de cette marche des femmes sur le château de Versailles, le 5 octobre 1789, qui exigent un décret sur les subsistances, le pain en particulier. Le retour du roi et de l'Assemblée Nationale à Paris se fait sous les cris "Nous ramenons le boulanger, la boulangère et le petit mitron". À ce sujet, une mise au point s'impose. Ce même jour, Marie-Antoinette aurait dit, en parlant du peuple : "Eh bien ! Qu'il mange de la brioche." Cette phrase n'a aucune réalité historique et aurait été évoquée pour la première fois en 1843, 54 ans après les faits. Nul ne sait d'où vient cette accusation.

Cette hantise du manque de pain va se poursuivre pendant tout le XIXe siècle. En 1807, Napoléon inaugure un Grenier de Réserve". Les premiers pétrins mécaniques apparaissent, notamment, en France, celui de H. Lembert (la lembertine !), primé en 1811, mais sans grand avenir. Parallèlement à l'évolution des connaissances médicales, l'hygiène tient une place de plus en plus importante tant sur les pratiques manuelles que dans la mécanisation.

En cette même année 1811, les compagnons boulangers vont tenter d'intégrer l'Association ouvrière du Devoir. En réalité, depuis le début du XVIIIe siècle, voire même bien avant, ils réalisent déjà le tour de France, ont des surnoms, des rites, des secrets comparables à ceux des Compagnons du Devoir. Initiés par un compagnon tonnelier doleur sauvé par deux d'entre eux, ils parviennent à rentrer dans l'association, mais ne sont pas réellement admis parce qu'ils ne savent pas manier le compas et l'équerre. Comme les autres compagnons, ils arborent une canne, des rubans emblématiques… ; leurs outils symboliques sont la pelle à pain et le rouable. Il leur faut attendre prêt de 60 ans pour être vraiment reconnus par les compagnons du devoir des autres métiers. Cette question de l'appartenance au compagnonnage mérite à elle seule un article particulier. Nous aborderons plus tard ce sujet dans un article entièrement consacré aux multiples sociétés professionnelles dites compagnonniques.

L'utilisation de la levure évolue aussi bien dans son utilisation que dans sa fabrication enfin française. Il faut attendre le début du XXe siècle pour que de nouveaux fours apparaissent. Primitivement chauffés au bois, ils le sont ensuite au charbon, au gaz, au mazout (interdit dans les années 1960) et beaucoup plus tard, à l'électricité. L'humidification des fours donne au pain sa couleur jaune doré, la grigne.

Le pain français a acquis une réputation mondiale : il n'est qu'à voir le nombre de boulangeries françaises qui se sont installées dans le monde entier.

Nous terminons là cet article. La documentation est très importante. Il a fallu faire un choix. Il y a encore beaucoup à dire. Sans doute, reviendrons-nous sur ce sujet… un jour comme pour tant d'autres.

 

   

Four à pain triple du château de Roche-la-Molière (Loire)

(Avec l'autorisation de l'association AMIPROCHE, animatrice du château)

 

   

 

     

Le château de Roche la Molière, inscrit à l’inventaire des monuments historiques en 1985, constitue l’un des plus précieux témoins de l’architecture médiévale dans la région de Saint-Etienne. Depuis plus de huit siècles, Roche-la-Molière dresse ses tours et ses remparts sur une forte éminence de grès houiller.

 

 

FIN

 

 

 

Bibliographie

A. Franklin, Dictionnaire Historique des Arts, Métiers et Professions exercés dans Paris depuis le treizième siècle H. Welter éditeur en 1906 réédition Bibliothèque des Arts, des Sciences et des Techniques, 2004
J. Condamin, Histoire de St Chamond, A.Picard 1890 réédition Reboul Imprimerie 1996
A. Rowley À table ! La fête gastronomique Découvertes Gallimard, 1994
Meuniers & Boulangers, Nos Ancêtres Vie & Métiers N° 2 juillet-août 2003

Quelle est l'histoire du pain ? Fédération des entreprises de boulangerie
Quelle-difference-entre-levain-et-levure ?   Pain au levain
Acide phytique : quels bienfaits et dangers sur les aliments.  Passeport Santé Nutrition
Contribution à l'histoire de la boulangerie romaine : étude de "pains/galettes" découverts en Gaule   Open Édition Gallia
Boulangers  La France Pittoresque
Boulangerie Wikipedia
Guerre des farines Wikipedia         
10 Novembre 1789 : La pénurie de farine et le manque de pain sont-ils organisés ? Bertrand TIÈCHE Blogger, Google