PAYS DU GIER

 

HISTOIRE DES CHARRONS

 

 

 

Contrairement à d'autres métiers comme l'agriculteur, le cloutier, le forgeron, le mineur…, il est difficile de tracer une histoire particulière des charrons dans la vallée du Gier. Et pourtant, il en fallut de nombreux, non pour réaliser des carrosses dorés, des calèches, mais simplement pour fabriquer ou réparer les diligences, les chars à bœuf, les tombereaux, les chariots, les charrettes qui devaient dévaler les pentes du Mont Pilat ou des Monts du Pilat.

Dans notre bibliothèque, nous n'avons trouvé qu'une seule allusion directe aux charrons. Elle est relativement tardive et ne nous apporte guère de détails sur la vie et le travail de ces artisans devenus, en ce XIXe siècle, ouvriers de grandes entreprises. Alors que la Révolution industrielle bat son plein, et malgré la bienveillance de quelques patrons, notamment vis-à-vis des hospices, les rapports sociaux vont se dégrader fortement chez les passementiers, mais aussi chez les charrons. En 1837, les ouvriers charrons se signalent par leur revendication :

"Liste faites au sujet des patrons charrons et forgeurs de la ville de St Chamond et sa déppendence ;

Nous ouvriers charrons et forgeurs du charronnage avons prévenu nos patrons il y a quinze jours que nous voudrions faire que onze heures de travaille effectif par jour, ils ont tous été conssentant seulement quelques un d'entre eux ont exigé une liste, laquelle va leur être présenté par nous ouvriers charrons et forgeurs du charronnage.

Faites par nous tous ouvriers ; approuvé Giraudeau mètre charrond.1"

C'est peu. Cela montre, tout de même, que la réduction du temps de travail mettra cent ans pour devenir significative, du moins pour les adultes.

Même si le transport de marchandises ne s'est fortement développé qu'à partir du XIXe siècle, on trouve, dès le XVIIe siècle (et sans doute bien avant), des artisans qui ne pouvaient exister que grâce aux charrons : les voituriers. On en rencontre à mi-hauteur, dans les communes de Cellieu : Barthélémy Colomban, voiturier de Leymieu ; François Croisier, voiturier de la paroisse de Saint Romain en Jarez ; Francis Monier, marchand voiturier par terre en 1742, à Cellieu ; d'autres, sur la Valla et, finalement, toutes les communes de notre pays.

 

Comme pour d'autres métiers, nous profitons de ce silence des historiens pour aborder un domaine en relation étroite avec les charrons : les chemins et les routes de notre Pays du Gier.

En fait, les chemins ne servirent longtemps qu'aux mulets : étroits, faits de terre, de cailloux et d'ornières, ils ne laissaient aucune chance aux roues et aux essieux.

Notre Pays du Gier est, à l'origine, constitué de marécages au fond de la vallée traversée par deux rivières fougueuses et irrégulières, le Gier et le Janon, et de forêts sur les pentes du Mont Pilat. Avant que l'homme ne la peuple, les animaux sauvages se déplacent pour se nourrir, s'abreuver et se reposer. Pour aller d'un site à l'autre, ils utilisent les passages les plus faciles et au fil des siècles, ils créent des chemins, directs ou en lacets, suivant la pente. A son arrivée, l'homme utilise ces tracés. Tout d'abord, en l'état, tant que le portage se fait à dos d'homme ou de bœuf muni d'un bât, puis en doublant la largeur lorsque la paire de bœufs est munie d'un joug. L'apparition de la roue et donc de la charrette va nécessiter quelques aménagements. Les chemins sont en terre, souvent creusés par les pluies lorsqu'ils sont en pente. Pour franchir les rivières, il est nécessaire de réaliser des ponts : ce sont d'énormes blocs de pierre transportés là à l'aide de moyens encore souvent inconnus.

Peu avant le début de notre ère, deux grands chemins, d'origine romaine ou celtique, traversent notre vallée en passant par les Monts du Lyonnais ; l'un relie Vienne (Isère) au pays des Arvernes (Auvergne) ; l'autre part de Condate (le futur Lyon) pour rejoindre le site de Saint Bonnet le Château (Loire).4 Ni l'un, ni l'autre n'utilise notre vallée dans le sens longitudinal. Il en reste un vestige, à Saint-Chamond, dénommé "Rue du Rivage" qui longe l'église Notre-Dame et a tout au plus 150 m de long. Aucune rivière à cet endroit-là. Le "rivage" n'est autre que celui du Rhône distant d'une vingtaine de kilomètres. Cette rue n'est autre qu'un petit tronçon du chemin de la grande communication n° 14 reliant Saint-Chamond aux berges du Rhône, en passant par Pélussin, dans le Mont Pilat. Cette voie utilisée surtout par les mulets est citée dans un document de 1173 sous le nom de "Versus Forezium", "En direction du Forez". Nos ancêtres préfèrent franchir une ligne de sommets par des chemins transversaux pour atteindre le Rhône plutôt que d'utiliser la vallée du Gier qui les conduirait, en ligne droite et presque horizontale, de Rive-de-Gier à Givors, port du Rhône (cette voie n'est créée qu'au XVIIIe siècle). La raison en est politique et liée à la répartition des terres, propriétés seigneuriales ou ecclésiastiques. L'intérêt économique n'est pas négligeable. Des châteaux sont construits près de ces chemins : une aubaine pour les seigneurs qui se font quelque argent avec les droits de péage. Car, le Rhône est alors une voie commerciale de première importance. De lui, viennent les importations de la Méditerranée, donc de l'Orient, par la route de la soie. Par lui, repartent le bois du Pilat, les outils stéphanois, les clous jaréziens et, à partir du XVIIIe siècle, le charbon. Les échanges se font aussi d'une rive à l'autre au niveau des villages : sel, bestiaux, récipients de verre, de cuivre, de terre ou de bois contre blé, vin ou noix.

Ces contacts transversaux ont des conséquences linguistiques : l'étude phonétique des langues parlées côté Gier, franco-provençal, et côté Rhône, occitan, confirme les interpénétrations entre les populations des deux versants du Mont Pilat 6.


Suivons J. COMBE sur les chemins qui dominent Saint Martin-la-Plaine :

"Je regarde malgré moi ce chemin se pliant à tous les accidents du terrain et surtout ces ornières creusées dans le roc vif à une profondeur qui varie de dix à vingt centimètres. Je me plais à imaginer tous ceux qui, depuis l'âge de la pierre polie jusqu'à nos jours, ont emprunté l'étroit chemin où je marche en cette soirée d'automne… Les jeunes, pleins d'allant et de force, les vieux courbés par l'âge, les pâtres, les rouliers, les marchands ambulants et les coureurs d'aventures ; ils n'ont pas tous laissé l'empreinte de leurs pas sur les rochers patinés par les âges et par les intempéries et pourtant ils ont tous passé par là. Les troupeaux mugissant, que l'on se hâtait de rentrer, parce que les pillards couraient le pays et saccageaient les récoltes, les chars rustiques qui pliaient sous le poids des arbres et des branches mortes ont emprunté cette voie maintenant oubliée.2"

Au IIe siècle de notre ère, la construction de l'aqueduc romain, conduisant l'eau d'Izieux à Fourvières (Lyon), laisse penser que les envahisseurs, installés dans notre vallée durant de nombreuses années, aménagent des sentiers pour se déplacer en famille, mais aussi pour transporter au plus près les matériaux nécessaires à la construction de cet aqueduc d'environ 75 km : chaux, sable, cailloux, blocs de pierre, tuiles, briques. Contrairement à ce que l'on peut voir en Italie (via Apia et bien d'autres), ou même en France, il n'en reste a priori aucune trace visible. Ces sentiers sont-ils pavés ? L'ingéniosité et la capacité de travail des romains peuvent nous le faire penser. Qui sait, un jour ..?

Même si le transport de marchandises ne se développe qu'à partir du XIXe siècle, on trouve, dès le XVIIe siècle (et sans doute bien avant), des artisans qui ne peuvent exister que grâce aux charrons : les voituriers. On en trouve à mi-hauteur, dans les communes de Cellieu : Barthélémy Colomban, voiturier de Leymieu ; François Croisier, voiturier de la paroisse de Saint Romain en Jarez ; Francis Monier, marchand voiturier par terre en 1742, à Cellieu ; d'autres, sur la Valla…

Avant le XVIIIe siècle, suivant les livres de postes, il semble qu'il n'y ait aucune route véritable. Les voies d'accès aux villages du Pilat ou des Monts du Lyonnais ou entre les villes de la vallée sont toujours des chemins de terre.

Vers 1700, commence l'ouverture du grand chemin du roi destiné à relier Lyon à Bordeaux, via Rive-de-Gier. Saint-Etienne, séparée de Lyon par 50 km, n'est atteinte qu'en 1752. Il faut dire que la voie traverse les limites des Monts du Lyonnais où alternent creux et bosses 7. Aujourd'hui encore, cette route porte le nom de "Montagnes russes".

 

Jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, les quelques chemins existants sont entretenus par les habitants : c'est une redevance due au maître et seigneur. Avec la Révolution, l'habitude persiste. Les contribuables peuvent payer une partie de leurs impôts moyennant un travail d'intérêt public suivant un barème bien défini :

 

Transport à la brouette d'un mètre cubes de pierres, pour chaque relais de trente mètres :
- sur un terrain à peu près horizontal       0,15 fr
- sur une rampe de 3 à 6 mètres                0,20 fr
- sur une rampe de 6 à 10 mètres              0,25 fr …3

 

A la Révolution, la situation générale ne s'est pas améliorée dans les campagnes. Certains hameaux sont toujours isolés, nécessitant un portage à dos d'homme. Dans les villes, les rues non pavées reçoivent déjections, ordures de toutes sortes. La circulation y est impossible, dangereuse pour les voyageurs comme pour les habitants.

 

J. COMBE nous décrit la descente du Mont Pilat en diligence :

"En ce temps-là, on montait au Pilat et à la Jasserie avec des diligences attelées de cinq chevaux, trois en flèche et deux devant. La montée était lente parce que la voiture avec tous les voyageurs était lourde, mais à la descente, quel train d'enfer. Pour renforcer le freinage de la "mécanique", le postillon coupait des branchages qu'il assemblait en lourds fagots. Dans les endroits dangereux de la descente, il laissait traîner les branches sur la route. Quand le sol était mouillé cela n'avait pas d'importance, mais pendant les mois d'été, on était entouré d'une poussière blanche qui vous prenait la gorge" 2.

 

Sous l'Empire, le Gier qui descend du Pilat rend dangereuse la descente de la Valla (aux portes du Pilat) à Saint Chamond. C'est à cette époque qu'est construit le pont de la Rive.

Un rapport de 1823 nous donne une idée de l'état des routes.

"Je n'ose prostituer le nom de routes royales en le donnant à des tracés sur un sol mouvant, défoncé, martyrisé, qui ne pourraient soutenir le parallèle rigoureux avec les chemins vicinaux du plus délaissé des arrondissements de France. Les parties autrefois pavées ne sont qu'un amas sans ordre de boue ou de cailloux ; celles formées d'empierrement sont défoncées, tous les matériaux solides détruits, et la chaussée semblable à une terre de labour, dont l'avant-train des voitures sillonne la surface, tandis que les roues gémissent et se brisent dans des ornières d'un mètre et plus de profondeur. Des milliers de charrettes ont été renversées, des diligences fracassées, les charretiers et conducteurs désertent la route pour passer au travers des prairies et des terres ensemencées. Des attelages de sept chevaux à une voiture d'un seul collier font à peine deux lieues en cinq heures. Cela explique les retards, les accidents et l'excessive augmentation des prix de voiture.5"

Les pouvoirs publics ne prennent conscience de l'importance des routes, tant sur le plan économique que sanitaire, qu'au milieu du XIXe siècle : un rechargement avec cylindrage est alors réalisé régulièrement. Les routes les plus fréquentées sont pavées en granit de Pont-de-Lignon.5

L'évolution prendra encore quelques décennies. Le chemin de fer de Saint Etienne à Lyon, d'abord critiqué (voir Histoire des Chemins de fer dans le Pays du Gier), prend un essor de plus en plus important grâce, notamment, à l'amélioration des performances des locomotives. Le Journal Officiel du 24 juin 1885 fait état d'une enquête parlementaire édifiante. Il faut dire que l'automobile n'était pas encore vraiment née :

"Des routes, il ne faut plus parler. Leur importance comme voie de communication industrielle et commerciale diminue de jour en jour, ou plutôt se réduit aux relations des localités très proches les unes des autres. Leur transformation en voies ferrées n'est qu'une affaire de temps. Elles subissent une évolution commencée il y a 60 ans dans le bassin même de la Loire, évolution fatale, dont les termes seraient singulièrement abrégées, si, au lieu de construire des chemins de fer à voie spéciale, on se contentait d'établir sur les routes principales de notre pays des voies ferrées très simples dans le genre de celles qui relient Saint-Etienne à Firminy et Rive-de-Gier.5"

Heureusement pour l'économie locale, l'utilisation de l'automobile va se développer, nécessitant la réalisation de routes confortables. Aujourd'hui, la voie rapide qui relie Saint Etienne à Lyon, via Givors (enfin !), est saturée tous les jours. La création de la "A45" est toujours d'actualité depuis 15 ou 20 ans…

Nous aurions pu être plus précis dans nos descriptions, notamment en citant des noms de lieux. Cela suppose une bonne connaissance de notre région. Le lecteur aurait pu trouver notre propos quelque peu fastidieux.

Notre histoire de charron s'arrête là. Il en existe encore un sur les hauteurs de Saint Chamond. A plus de 80 ans, il n'exerce plus son métier, mais garde dans sa tête et ses mains tout ce savoir-faire en passe de disparaître.

 

 

   
 

Tombereau (aménagé)
Isère

 

 

 

  

   
                                                                                     Crochet de tablier  

 

 

 

Bibliographie

G. Chaperon, Saint Chamond Au fil du temps, Actes graphiques, Saint Etienne, 2010

J. Combe, Le Bessat, Editions Dumas, St Etienne, 1969

3  G. Chaperon, Cellieu, Actes graphiques, Saint Etienne, 1999

4  L. Blanc, Les chemins protohistoriques, Le Jarez d'hier et d'aujourd'hui, Amis du Vieux St Chamond n° 6 Reboul imprimerie 1985

5  B. Plessy, La vie quotidienne en Forez avant 1914, Ed. Hachette 1981

6  L. Challet, De Jarez en Rivage, Le Jarez d'hier et d'aujourd'hui, Amis du Vieux St Chamond n° 28 Reboul imprimerie

F. Lardon, L'épopée des transports, Association Ripagérienne de Recherches Historiques, n° 5 Imp. Bonny 1995