PAYS DU GIER
HISTOIRE DES TAILLEURS DE LIME
L'économie de notre Pays du Gier a été longtemps basée sur deux éléments naturels : l'eau, à travers les rivières et torrents descendant du Mont Pilat et le feu, grâce aux mines de charbon de terre. De la quantité et de la qualité de l'eau sont nées des industries textiles (passementier, rubanier, mouliniers en soie, teinturier). Grâce au charbon et aux cours d'eau (pour la trempe, le fonctionnement des martinets...), une industrie métallurgique et sidérurgique très diversifiée est née à partir du XVIIIe siècle. Certaines entreprises ont pris un essor considérable, comme les établissements Marrel de Saint-Martin-la-Plaine, installés à Châteauneuf, à côté de Rive-de-Gier, toujours en activité, 200 ans après leur création, devenus propriété du groupe ArcelorMittal. D'autres, beaucoup plus modestes, sont restées à l'état d'ateliers artisanaux ou familiaux : elles ont toutes disparu aujourd'hui, à cause de la mécanisation. C'est le cas des tailleurs de limes.
Au XIIIe siècle, ces artisans font partie de la corporation des taillandiers. Dans certains cas, ils sont aussi appelés taillandiers-vrilliers : la fabrication des vrilles pour menuisier rentre dans leur attribution.
Si la concentration la plus importante se situe au Chambon-Feugerolles, dans la vallée de l'Ondaine (25 usines à la fin du XIXe siècle), de très nombreux petits ateliers sont dispersés en Loire et Haute-Loire, et notamment, dans notre Pays du Gier. Sur les 1200 tailleurs, la moitié est en usine, l'autre moitié travaille à domicile ou dans un petit atelier, la boutique. Comme le cloutier ou le sabotier, le tailleur de limes travaille souvent en famille, du grand-père à la petite fille de dix ans à peine, à la ville ou à la campagne : un tiers de ces travailleurs est constitué de femmes.
Dans son livre "Les outils de métiers", D. Boucard reprend un texte du XIIe siècle, extrait des "Essais sur les arts", rédigé par un moine bénédictin allemand, Théophile. Il s'agirait de la première description de la fabrication des limes : la composition du liquide de la trempe y est décrite en détails.
Beaucoup plus proche de nous, en 1741, quelques années avant la parution de l'Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, de Diderot et d'Alembert, Philemon Louis SAVARY DES BRUSLONS, chanoine de l'Eglise Royale de S. Maur des Fossés, fait publier l'ouvrage posthume de son frère Jacques, Inspecteur Général des Manufactures, pour le Roy, à la Douane de Paris. On y retrouve les modalités de la trempe qui n'ont rien à envier à celles du prêtre Théophile : "La trempe des limes se fait avec une composition de suie de cheminée bien sèche & bien dure qu'on bat & qu'on détrempe avec de l'urine & du vinaigre ; à quoi l'on ajoute du sel commun, en sorte que le tout se réduise en consistance de moutarde. Après que les limes ont été taillées, & qu'on les a frottées de vinaigre & de sel pour en ôter la graisse qu'on avait mis dessus pour les tailler, on les couvre de cette composition, & les ayant mises plusieurs ensemble en un paquet dans de la terre glaise, on les met au feu, d'où quand elles ont pris une couleur de cerise, ce que l'on voit par le moyen d'une petite verge du même acier qu'on appelle esprouvette, on les retire & et on les jette dans de l'eau de fontaine ou de puits toute la plus froide qu'il se puisse."
Suit un paragraphe sur les différents types de limes et leur utilisation : "[Outre les carreaux et les carlettes], Toutes les autres limes conservent leur nom de Limes, en y ajoutant quelque terme pour les spécifier ou en marquer l'usage. Les unes sont plates, d'autres rondes ou demi-rondes, d'autres en carré, d'autres en triangle, & d'autres encore en forme de scie avec un dossier. Les carrées servent à ouvrir des trous carrés ; les triangulaires, ou en tiers-point, à faire des vis, des taraux & autres semblables pièces. Les rondes en queue de rat pour croître les trous : les demi-rondes pour limer les pièces en demi-rond & affuter les scies ordinaires : celles à dossier pour refendre ; celles à bouter, pour dresser les pannetons des clefs & des scies à fendre de long. Les Limes à potence, à carlettes, à coutelles, en ovale, en cœur & autres figures servent à vuider les anneaux des clefs, les écussons et les couronnemens. Enfin il y a des limes fendues par le milieu ou seulement d'un côté pour limer les embases ; des limes à dos de carpe pour fendre les compas ; des limes qui ne sont point taillées sur les côtés pour fendre et dresser les rateaux des clefs ; des limes coudées pour clouer et dresser les clous à fiches ; & des limes douces de toutes ces espèces & figures pour adoucir et polir les ouvrages… On peut mettre aussi au nombre des Limes les outils ou instrumens que les Arquebusiers appellent des calibres soit qu'ils soient simples, soit qu'ils soient doubles dont ils se servent ou à dresser le dessous des vis, ou à roder les noix des platines [Voir à ce sujet les outils d'armurier]."
Un demi-siècle plus tard, en 1793, l'Abbé JAUBERT, de l'Académie Royale des Sciences de Bordeaux, publie le quatrième tome du Dictionnaire raisonné des Arts et Métiers, lettres Q à V. On y trouve un mélange tout aussi étonnant pour la trempe : "Après que les limes ont été taillées, on les trempe en paquet. On prétend que la meilleure manière de tremper et de faire des limes excellentes est de prendre une partie de corne, de cuir, ou de pattes d'oiseaux, brûlés dans un vase bien fermé, d'y ajouter un demi-quart de suie, autant de sel marin, de triturer ce mélange jusqu'à ce qu'il soit réduit en poudre très-fine, de l'humecter avec du sang de bœuf, et de lui donner la consistance d'une bouillie liquide. Les pièces qu'on veut tremper étant bien échauffées, on les couvre de ce mélange liquide qu'on fait sécher sur un réchaud, après quoi on met les pièces d'acier, ainsi préparées, dans la forge, de manière qu'elles soient entourées de charbon. On observe cependant de ne pas les laisser devenir d'un rouge foncé. Ces pièces ayant ainsi rougi une demi-heure, on augmente avec le soufflet la force du feu, et quand les pièces sont bien rouges, on les trempe dans la liqueur susdite, alors les lames sont entièrement achevées."
L'auteur évoque également l'utilisation d'une machine pour tailler les limes : "La construction [de la machine] a pour objet que la lime avance à la rencontre du ciseau qui doit la tailler, d'une quantité uniforme à chaque levée de marteau ; que le marteau leve également à chaque passage de levées sur l'arbre tournant, afin que les entailles que forme le ciseau soient d'une profondeur égale, et que le ciseau, relevé par un ressort, se dégage de lui-même des tailles de la lime… Le tranchant du ciseau doit être bien dressé et adouci sur la pierre à huile afin que la lime soit bien taillée. On pose les limes sur du plomb ou de l'étain afin que le côté taillé ne se meurtrisse point lorsqu'on taille le côté opposé." Il est, enfin, question d'une machine inventée, dans les années 1760, par le Sieur Durand, maître-serrurier de Paris, qui comprend une table, des crémaillères, des pignons, des roues, des lanternes, un arbre à cames pour relever les marteaux et une bascule pour relever les ciseaux. Le tout est mu par une manivelle et permet de tailler en même temps 8 gros carreaux…
En 1838, une équipe d'ingénieurs ou d'artisans rédige le Dictionnaire de l'industrie manufacturière, commerciale et agricole. A leur tête, par ordre alphabétique, on trouve M. A. Baudrimont. L'euphorie de l'abbé Jaubert ne semble plus de mise. Les machines à tailler les limes - la première a été conçue vers 1700 ; l'auteur en décrit 4 - sont plus ou moins abandonnées. Elles n'égalent pas la taille manuelle de la lime, "opération que des jeunes filles font sans se gêner, en chantant, en causant entre elles !"
Par ailleurs, les limes classiques s'usent très vite. De nouveaux modèles sont conçus :
- en acier, l'outil est composé de plusieurs lames à vive arête, réunies ensemble et de forme variable suivant le type de lime : ronde, carrée, rectangulaire... On utilise le champ de l'outil qui ressemble davantage à une écouane qu'à une lime ; la "taille" n'a qu'un seul sens et l'outil ne peut donc être utilisé que pour les matériaux tendres comme la corne, le bois. Pour le fer, la taille doit être croisée.
- en grès : après l'avoir pétrie et humidifiée, on donne à cette terre la forme voulue d'une lime. On l'entoure, ensuite, d'une toile neuve, tissée de fil rond, plus ou moins grosse, suivant que la lime doit être elle-même plus ou moins grosse. On appuie sur cette toile pour que le grès prenne l'empreinte des fils. Après avoir enlevé la toile, on cuit la terre…
L'auteur décrit, ensuite, dans le détail, les différents types de lime et, pour certaines, la façon de les fabriquer.
La trempe des limes en fer utilise moins d'ingrédients : charbon pilé, suie de cheminée ; les limes sont frottées à l'ail, puis placées dans une boîte en argile chauffée au rouge-cerise pendant une dizaine d'heures. Les limes sont ensuite refroidies brutalement dans de l'eau.
"L'acier fondu Jackson fait de fort bonnes limes : les prix en sont très-doux, puisqu'on les obtient de seconde main dans les dépôts. Ces aciers marqués abusivement Huntsmann, ne sont pas anglais pour cela, ils sortent de belles fabriques de Rive-de-Gier (Loire)." L'auteur décrit encore l'appréciation et le travail du forgeron, puis le travail du dresseur qui enlève la calamine et trempe la barre d'acier dans un bain de chaux pour éviter la formation de rouille. Intervient, ensuite, notre tailleur de lime. Appuyé, plutôt qu'assis, sur une chaise, devant un billot surmonté d'une enclume dans laquelle vient s'insérer un berceau. Ce berceau est lui-même découpé suivant la forme de la lime : taille ronde, angulaire… La lime est maintenue par la pointe et la queue par une double courroie que maintiennent au sol les deux pieds du tailleur (voir photographie ci-dessous). La strie est obtenue en frappant un petit ciseau avec un marteau. C'est en appuyant sur la saillie que forme la dent qui vient d'être levée qu'on fait la seconde et les suivantes bien parallèles… Suivant la qualité de la taille, on distingue plusieurs sortes de taille : la rude, la bâtarde, la douce, la demi-douce et la très-douce.
Nous avons évoqué la trempe du fer. Celle de l'acier demande plus de précautions, parfois un mélange plus complexe. En France, levûre de bière, sel marin, ail semblent les plus utilisés. En Angleterre, à Sheffield, le nombre d'ingrédients est plus important : lie de bière, corne râpée, vieux cuir, suie calcinée, crottin de cheval, argile, sel de cuisine.
L'auteur termine son article sur les meilleurs fabricants de limes français. Il en retient deux à Saint-Etienne : Frichu de Brye, et Soudry et Berquiot.
On s'aperçoit, au fil de ces articles, que le tailleur de lime est, en fait, le maillon d'une chaîne d'artisans et d'ouvriers. Bernard Plessy décrit cette succession de "prises en main", à la fin du XIXe siècle. Avant de devenir lime (ou râpe), la barre d'acier subit de nombreux traitements :
- Forge, découpage et recuit (chauffage lent jusqu'à 500° – 900°, puis refroidissement lent pour "attendrir" le métal) dans une première petite usine.
- Dressage au marteau, aiguisage et émeulage pour polir la surface dans une deuxième usine, en fond de vallée pour utiliser l'énergie hydraulique qui fait tourner les meules. Ce travail n'est pas de tout repos, comme le montre cette description de Pétrus Faure, reprise par Bernard Plessy :" Pour les grosses limes, ce sont d'énormes meules de grès (2 mètres de diamètre, 2 tonnes de poids) [refroidies par un jet d'eau], devant lesquelles le meuleur travaille debout, adossé contre une planche qui le rejette en avant, les jambes protégées par des montants de bois en forme de bottes grossières garnies de ferrures. Il se sert d'un outil en T placé entre ses genoux. Une branche du T tient la lime enclavée, l'autre lui sert de manche pour guider le travail. Avec ses genoux et de toute sa force, le meuleur pèse sur son outil, la lime contre la meule, dans des gerbes d'étincelles. Pour les petites limes, l'ouvrier est couché sur un banc disposé au-dessus d'une meule émeri d'un poids et d'un diamètre bien inférieurs. Il tient lui aussi un outil de bois sur lequel est enclavée la lime, mais c'est à la force des poignets qu'il obtient l'action de la meule sur la lime." Le métier n'est pas sans danger : explosion de la meule, poussière de grès et d'acier, humidité permanente due à la meule et aux locaux souterrains, mal aérés. L'espérance de vie est très compromise.
- C'est sur cette barre que, douze heures par jour, notre tailleur martèle sans interruption les ciseaux ou burins qui vont faire les stries ou sur des poinçons pour faire des râpes. C'est là son seul travail, à façon. Il dispose de ciseaux, d'une série de marteaux dont le poids varie de quelques dizaines de grammes à 6 kilogrammes et surtout d'une enclume montée sur un billot. Il faut jusqu'à 2000 coups pour une lime. En fin de journée, notre tailleur a pu donner 50 000 coups de marteau. Cela se traduit par une empreinte de la main sur le manche et très vraisemblablement une empreinte sur les fonctions de la main (tendinite, arthrose précoce…). On est loin de l'euphorie de Baudrimont qui, pour mémoire, voit dans la taille de la lime une "opération que des jeunes filles font sans se gêner, en chantant, en causant entre elles !"
Cette ébauche de lime revient, ensuite, à l'usine pour y subir trempe, décapage et graissage qui vont lui assurer sa résistance définitive.
Ainsi fabrique-t-on les limes en ce XIXe siècle. Quand on parle de tailleur de limes, on pense à un seul artisan. En réalité, ils étaient 5 ou 6 dans ce travail à la chaîne où l'outil en préparation passait non seulement de main en main, mais aussi d'atelier familial en usine et inversement.
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Le président du Musée de la lime, à Arnay-le-Duc, nous a transmis et autorisé à utiliser deux documents extraits de l'annuaire Rousset de 1934. Comme nous l'avons dit plus haut, la plupart des tailleurs de lime se trouve dans la vallée de l'Ondaine, au Chambon Feugerolles. Un grand merci pour cette information.
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Bibliographie
Jacques Savary des Bruslons, Dictionnaire universel de commerce, 1741, Google Books
Abbé Jaubert, Dictionnaire raisonné universel des Arts et Métiers, 1773, Google Books
A.Baudrimont, Dictionnaire de l'Industrie Manufacturière, commerciale et agricole, 1838, Google Books.
Bernard Plessy, La vie quotidienne en Forez avant 1914, Ed. Hachette 1981