HISTOIRE DU TEXTILE
III
ORGANISATION
De l'Antiquité à la Révolution industrielle
De l'artisanat à l'industrie :
Des femmes, des hommes, des enfants
3
LA BRODERIE
Une définition s'impose : La broderie est "l'art de réaliser à l'aiguille, sur une étoffe servant de support, des applications de motifs ornementaux à l'aide de fils de coton, de lin, de laine, de soie, de rayonne ou de métal".
La technique initiale à l'aiguille ou au crochet peut n'utiliser aucun support. Toutefois, dès l'Antiquité, des "métiers" ont été utilisés, le plus simple étant composé de deux cercles s'emboîtant l'un dans l'autre, en pinçant l'étoffe entre eux et la tendant comme une peau de tambour. Il doit être tenu de la main gauche pendant que la main droite travaille (pour un droitier !). Au XIXe siècle sont venus s'ajouter des techniques à la machine automatique et aux métiers industriels.
Malgré la fragilité des tissus, des broderies ont été retrouvés en Égypte antique, en Perse, en Mésopotamie… Les motifs sont en fil de laine, de lin, de coton ou de soie dès cette époque auxquels les artisans n'hésitent pas à ajouter des fils d'or et d'argent, des perles, des pierres semi-précieuses… Babylone est le centre de production le plus réputé de l'Antiquité. Byzance, s'inspirant des modèles persans, en fait un grand usage pour les costumes laïcs et sacerdotaux, mais aussi les harnais de chevaux. Le point utilisé est le point de croix. C'est une querelle religieuse qui va faire découvrir la broderie à l'Occident. Entre 726 et 843, les empereurs byzantins interdisent le culte des icônes et la représentation du Christ et des saints, quel que soit le support : peinture, mosaïque, enluminure… et broderie. C'est la "querelle iconoclaste" ou "des images". Les brodeurs byzantins vont s'exiler en Italie. Leur art se répand, dès lors, dans tout l'Occident. La broderie la plus célèbre est celle de Bayeux, du XIe siècle, souvent dite "tapisserie" contrairement à la technique utilisée ; elle est réalisée en fils de laine de couleur sur tissu de lin. Jusqu'au XIIe siècle, la broderie est assez grossière, tant par les matériaux utilisés que par le dessin, les couleurs, les points. Qualité et finesse nous viennent du Moyen-Orient grâce aux croisades : la broderie musulmane de cette région est célèbre, celle du Maghreb, plus populaire, est tout de même très fine. Les châtelaines copient les motifs trouvés sur les tapis rapportés durant les croisades. Sont concernés les sujets religieux ou chevaleresques, les armoiries sur les bannières, les oriflammes, les aumônières… Au XIIIe siècle, ce sont les anglais qui produisent les plus belles broderies : c'est l'époque dite de l'Opus anglicanum qui se poursuit jusqu'au XIXe siècle. Il concerne des vêtements sacerdotaux ou laïcs, des tentures et utilise souvent des fils d'or ou d'argent sur velours ou lin. C'est un produit de luxe particulièrement prisé par les ecclésiastiques. Il est fabriqué exclusivement par des hommes.
En France, et plus particulièrement à Paris, le métier est signalé dans la Taille de 1292 : brodeeurs, broderesses et broudeeurs exercent leur art, donc des femmes et des hommes. Jusqu'à cette époque, et dans tout le royaume, ce sont les moines et les religieuses qui se consacrent à cet art. L'appellation précise la fonction au XIVe siècle : brodeurs-armeuriers, broudeurs-armoyeurs, ils reproduisent des armoiries pour la noblesse. Ils sont en concurrence avec les armoyeurs qui réalisent de même des armoiries en peinture ou en broderie. Ces métiers sont encore très actifs au XVIe siècle.
À la Renaissance, la broderie fait partie de l'éducation des jeunes filles "de bonne famille". Elles s'exercent sur un morceau de tissu en lin, le sampler ou marquoir, à broder différents motifs, laïcs ou religieux. Elles utilisent la soie et la laine, souvent ton sur ton, par manque de colorants. De génération en génération, cela constitue un véritable catalogue. Les premiers recueils de broderie viennent d'Italie au début du XVIe siècle. En France, le premier n'est publié qu'en 1586.
La broderie est particulièrement utilisée pour l'ameublement et les costumes, au XVIIe : les lois somptuaires, déjà évoquées pour les rubans, concernent également les broderies en or sur les vêtements. À Paris, les brodeurs se consacrent désormais aux vêtements religieux et deviennent, pour un grand nombre, des "brodeurs chasubliers", puis "brodeurs découpeurs égratigneurs chasubliers" : l'or est devenu rare et sert surtout à payer les guerres sous Louis XIV (voir notre article sur les "Arts de la table"). Toutefois, comme souvent, l'interdit ne concerne pas les puissants qui sont pourtant les législateurs. C'est le cas de Louis XIV qui, en 1664, instaure un justaucorps à brevet, bleu doublé de rouge, brodé d'or et d'argent qui ne pouvait se porter qu'en vertu d'un brevet signé de lui. Cet habit est réservé à des officiers, des courtisans et au roi ! Ce XVIIe siècle voit l'arrivée d'un colorant rouge naturel : la plupart des broderies sont alors rouges sur fond blanc. Pour l'aristocratie, les ecclésiastiques et la bourgeoisie aisée, et malgré ces restrictions, la production ne cesse d'augmenter dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Les hommes s'occupent de la création artistique - la broderie prend le nom de peinture à l'aiguille -, les femmes de la fabrication. Cette création artistique passe par la réalisation de peintures dont les couleurs doivent être reproduites par la teinture des fils. De véritables catalogues sont ainsi mis à la disposition des brodeuses, proposant de multiples compositions. Le point de chaînette au crochet ou point de Beauvais permet d'atteindre la plus grande finesse du dessin et l'assemblage des fils de couleur. La Révolution met fin en grande partie à cette débauche d'accessoires vestimentaires. Le 1er empire remet la broderie à la mode par décret impérial pour retrouver l'apparat de l'Ancien Régime. Cela est valable tant pour les civils que pour les militaires. Grâce à l'impératrice Joséphine de Beauharnais, la broderie blanche (coton blanc sur tissu blanc) prend un essor considérable. Ce type de broderie n'est pas nouveau : de Charles V à Louis XIV, il est l'apanage des rois, puis de l'aristocratie et de la bourgeoisie pour le marquage du linge. Ce renouveau débute à Plombières-les-bains où l'impératrice vient "prendre les eaux", puis à Nancy et plus largement en Lorraine renommée bien avant la Révolution pour ses broderies en fil d'or, d'argent ou de soie ou encore ses broderies perlées de Lunéville et de Nancy, dès 1363 . C'est à Mme Rosalie Chenut que l'on doit le développement de ce type de broderie, une industrielle avant l'heure. Après l'avoir découvert, elle apprend à le réaliser, apprend la technique à des brodeuses, ouvre même une école de broderie à Nancy et développe son commerce de luxe à Paris. À la Restauration, ses broderies sont exportées en Amérique et dans toute l'Europe. En France, elle trouve un nouveau débouché dans les costumes régionaux. D'autres maisons excellent dans cette fabrication, comme Simon-Simonnet, Michonnet, Lesage, Ferry-Bonnechaux. Certaines d'entre elles créent des broderies typiques d'une ville… La société Treu s'installe au début du XIXe siècle, en Picardie, tout en travaillant avec ses consœurs des Vosges. Les tissus partent de l'ouest pour l'est, notamment à Luxeuil-les-Bains ou en Suisse, à Saint-Gaal, où sont réalisées les broderies et reviennent à Saint-Quentin ou Cambrai pour y être blanchis. Dans les années 1830, une autre cheffe d'entreprise ou "formatrice", Mme Chancerel, ouvre des écoles spécialisées dans les Vosges pour obtenir des brodeuses d'élite recherchées notamment à Charmes et Épinal, qui, à leur tour, forment des brodeuses de haut niveau.
Croissance veut dire augmentation de la production, mais aussi difficulté à maintenir quantité et qualité. On peut estimer à plus de 500 (268 à Nancy en 1856) le nombre d'entreprises lorraines qui se lancent dans la broderie. Apparaît, également un nouveau type de fabrication : la broderie sur le doigt, plus rapide, mais aussi beaucoup plus grossière et moins chère. Elle a sa clientèle, française ou étrangère. Comme nous l'avons vu pour d'autres productions, les entrepreneurs se tournent vers le monde rural, forment rapidement des brodeuses : les entrepreneurs sont des commerciaux qui servent d'intermédiaires entre le "fabricant" et les brodeuses. Là encore, la qualité s'en ressent, les salaires aussi : voir à ce sujet le chapitre sur le tissage et la révolte des canuts.
Nous arrivons à la Révolution industrielle. La broderie n'échappe pas aux inventions qui facilitent le travail, réduisent le coût de production, augmentent cette production, mais engendrent aussi le chômage. En 1821 (en fait, plusieurs dates sont proposées, jusqu'en 1828), un français, dont on a perdu le nom, invente une machine à broder des fleurs à l'aide de crochets. Cette première machine est dite à bras, composée d'un pantographe qui fait se déplacer le cadre enserrant l'étoffe. Deux cents aiguilles avec leurs fils de un mètre peuvent être mises en mouvement. Deux ouvriers font marcher l'ensemble : l'un dirige le pantographe pour reproduire le dessin gravé sur un tableau et fait tourner la manivelle - d'où le nom de "métier à bras" - qui mobilise les aiguilles, l'autre, l'enfileur, surveille aiguilles et fils. À leurs côtés, mécanicien, naveteur, fileur, régleur, piqueur, découpeuse, raccomodeuse permettent la continuité du travail et sa finalisation. Ces métiers annexes, mais indispensables, sont pour la plupart attribués à des femmes. Le dessinateur, un homme, a un rôle capital d'abord sur le plan artistique, mais aussi sur le plan financier en évaluant le coût des différentes interventions et du matériel nécessaire.
De nombreux autres modèles ont perfectionné cette première brodeuse : celui d'Heilmann en 1834, de Thimonier en 1848 (couso-brodeur), de Bonnaz en 1863 (inspiré du précédent ; point de chaînette) et surtout, en 1865, celui de Cornély (plusieurs points, plus fins).
Ce type de machine est utilisé pendant le XIXe siècle jusqu'à ce qu'un tisserand suisse, du canton de Saint-Gall, Isaac Groebli, formé à l'école Jacquard de Lyon, invente une nouvelle machine dite à fil continu. Celle-ci a pour base une machine à coudre et la machine à broder à bras. La grande différence avec cette dernière est l'utilisation de bobines et de navettes qui alimentent en permanence les aiguilles, augmentant ainsi considérablement la production. Après de multiples essais et des difficultés financières, I. Groebli parvient à faire fabriquer sa première machine en 1865 par l'entreprise "Jean Jacob Rieter" installée à Winterthur. La qualité des broderies obtenues ne satisfait pas la clientèle : d'importants stocks restent invendus. Un négociant suisse qui a pignon sur rue à Londres et Paris achète ce stock et conseille de fabriquer des broderies en coton ou en soie de couleur. Le marché se développe alors considérablement, les machines sont de plus en plus nombreuses. À partir de 1875, Rieter en exporte à Glasgow, New-York, Paris… D'autres fabricants donnent leur nom à cette nouvelle machine comme le suisse Adolphe Saurer qui fabrique sa première machine à broder à fil continu en 1878 – avant de fabriquer des bateaux à moteur et des camions ! -, ou M. Voigt, en Saxe…
La Suisse joue donc un rôle important dans la broderie en ce XIXe siècle. Cela n'a rien de nouveau. La broderie suisse et, en particulier, celle de Saint-Gaal a une renommée européenne depuis plusieurs siècles. L'apparition des machines automatiques suppose la formation d'ouvrières qualifiées. Certains centres français font appel à ces brodeuses suisses pour former les brodeuses françaises à ces nouvelles techniques. Malgré les fortes rétributions promises, peu d'ouvrières font le déplacement. A défaut, des écoles sont ouvertes avec cours de dessin, de mise en carte qui viennent compléter l'apprentissage. À la fin du XIXe siècle, les suisses reviennent, mais en tant que chefs d'entreprises, notamment à Saint-Quentin.
Après 1870, comme au 1er empire, la broderie concerne surtout les militaires ; elle s'étend à l'administration préfectorale, au corps diplomatique et à l'Institut de France. Dans ce secteur, elle fait les beaux jours de la ville de Rochefort où se multiplient les ateliers et les "brodeuses en chambre" qui travaillent à façon.
De par sa nature, la broderie nécessite des contacts interprofessionnels de façon à proposer un agencement harmonieux. En premier lieu, c'est le cas avec le tisserand, parfois avec la dentellière, toujours avec la blanchisseuse. Le "service après-vente" est assuré par les ravaudeuses installées près des hôtels particuliers sous un abri, par les décrotteurs pour nettoyer les chaussures…
Alors que le tissage est en net recul, la broderie devient une nouvelle source de profits, attirant d'anciens tisserands ou d'autres artisans, notamment du … bâtiment. Les métiers sont répartis dans des ateliers d'importance variable, mais pouvant entretenir plus de trente métiers. Les brodeurs à façon se contentent d'une ou deux machines. Ils dépendent souvent des manufacturiers qui prêtent les finances pour acheter une mécanique, moyennant un travail exclusif à prix constant. Le salaire est proportionnel au nombre de points effectués. Comme dans les autres métiers du textile que nous avons évoqués dans les chapitres précédents, cette mécanisation porte préjudice aux femmes reléguées aux fonctions annexes, donc moins bien payées.
Au cours du XXe siècle, la broderie au point de croix, la broderie en général, perd de son attrait, même si elle est encore enseignée à l'école. Les femmes cherchent à abandonner ces travaux considérés par certains comme typiques de la femme au foyer. Comme tous les travaux de fil et d'aiguille, la broderie est tout de même restée un moment de détente, de partage, parfois, aussi, un complément de revenus. Son utilisation est sans doute moins fréquente, mais sa dernière heure n'est pas encore venue. La Haute Couture et la décoration d'intérieure en usent toujours abondamment, avec des réalisations remarquables où se mêlent de très nombreux points d'ouvrage et l'utilisation de perles, de paillettes, de mélanges de fils…
ANNEXE
Sans entrer dans le détail, nous vous proposons un lexique présenté par Hachette dans son "Nouveau dictionnaire de la vie pratique" (1923). Pour chaque point, on dispose d'explications et d'un dessin.
La broderie blanche
Les points de broderie blanche
Du plus simple au plus compliqué :
- Cordonnet, point coulé, point plat, plumetis, plumetis fendu, plumetis nervé, brode au plumetis, brode sinueuse, crequelets, point de plume.
- Œillets et amandes au cordonnet.
- Pois au plumetis.
- Point sablé, pois à la minute.
- Plumetis de fantaisie, plumetis en chevron, plumetis retenu, plumetis empiétant
- Point noué, dit aussi pois de poste ou point d'armes, point de poste.
- Feston de languette, feston bourré, feston de rose, feston à haut-relief.
- Œillets au feston, œillets ombrés.
- Barrettes au cordonnet et au feston.
- Picots simples, pic de languette, pic de poste.
- Point albanais ou de vannerie, point de figure, point persan, point roumain, point plat contrarié, point de guipure, roues en reprise.
Choix des étoffes
- Pour la broderie dite anglaise (Broderie réalisée le plus souvent sur des vêtements blancs en coton léger, utilisant le point de cordonnet. Les motifs sont réguliers et évidés.) : toile ancienne un peu serrée, toile ordinaire (batiste, linon, calicot dit coton Jumel, nansouk, mousseline).
- Pour les broderies Colbert (imite la dentelle à l'aiguille) et Richelieu (broderie de festons avec brides et picots) : idem.
- Pour le plumetis : tissus unis et fins, toile, batiste, linon mousseline.
- Pour le point coulé, le point plat, point de poste, grands festons : tous tissus de fil et de coton.
- Pour les ajourages à l'aiguille et la broderie Hédébo (technique danoise qui consiste à broder les contours de motifs découpés au point Hédébo et à les remplir de dentelle à l'aiguille) : toiles claires, toile ancienne très lâche, linon, voire même étamine.
La broderie de couleur
Les points de broderie de couleur
- Points d'épines simple et double, droit et en zigzag, point de flanelle, point de chaînette, point de bouclette, point panaché, chaînette panachée.
- Point de Boulogne, feston écarté, points lancés ordinaires, en écailles et retenus, point lézard, point de Mossoul, point de tige.
- Point albanais ou de vannerie, de fissure, de guipure, plat contrarié, persan, roues en reprises, ou tourettes de Marseille, roumain.
- Passé ordinaire, empiétant, dit peinture à l'aiguille, chinois sans envers, à haut relief.
- Applications de drap, satin…, application en cretonne tenue par des points lancés, fleur en cretonne rebrodée au passé, application sur carton pour frises et tentures.
- Broderies bretonne, d'Espagne, en ficelle, d'or.
- Broderie en cabochons, ronds, navettes, paillettes et perles.
- Broderie Rococo
Bibliographie
A.Franklin, Dictionnaire Historique des Arts, Métiers et Professions exercés dans Paris depuis le treizième siècle H. Welter éditeur en 1906 réédition Bibliothèque des Arts, des Sciences et des Techniques, 2004
Revue "Nos ancêtres, vie et métiers", n° 54, 2012
Nouveau Dictionnaire de la Vie Pratique, Hachette, 1923
Grand dictionnaire encyclopédique Larousse, 1982
Sites consultés
À noter que les documents consultés ne sont pas tous d'accord sur les inventeurs des machines à broder et sur la date des inventions. Il y a donc, parfois, interprétation subjective de notre part, en fonction de la qualité des articles.
FIN