HISTOIRE DU TEXTILE
IV
TEINTURE, IMPRESSION, APPRÊT
I TEINTURE
"La teinture des textiles consiste à imprégner le matériau avec une solution ou une dispersion d'un ou plusieurs colorants et à fixer solidement ces derniers dans la texture des fibres par un traitement approprié."
Dès la préhistoire, les textiles sont teints à l'aide de colorants issus de la nature. Comme nous l'avons écrit par ailleurs, il est difficile de trouver des tissus très anciens, du fait de leur fragilité. Les recherches archéologiques ont permis, malgré tout, de retrouver des échantillons teints. Les plus anciens proviennent d'Amérique latine (4000 ans avant notre ère). D'autres, légèrement plus récents, ont été découverts en Afrique, en Inde (2500 avant J.C.).
Les premières matières colorantes sont surtout d'origine végétale comme le genêt, la gaude, la sarrette en Europe, d'origine animale comme le murex, un coquillage particulièrement utilisé en Phénicie et Grèce, plus rarement d'origine minérale comme l'oxyde de fer. Lorsque la teinture est fragile, l'utilisation de mordants permet une meilleure conservation : c'est le cas du tanin, de l'urine, du sel marin ou des cendres de bois durant les derniers siècles avant notre ère.
Au Moyen-Âge, la technique est encore mal maîtrisée et le résultat aléatoire. Les inconvénients sur l'environnement, en particulier les cours d'eau, sont mal perçus par la population, les agriculteurs en particulier, mais aussi les bourgeois des villes. L'État privilégie, malgré les problèmes d'hygiène, les artisans qui polluent les eaux selon les us et coutumes : teinturiers, fripiers, dégraisseurs, mégissiers, plumassiers, bouchers, tripiers "et autres, [autorisés] à laver et nettoyer leurs marchandises dans la rivière, comme ils ont fait par le passé aux lieux et en la manière accoutumée".
Ce privilège est encore d'actualité en 1890 dans notre Pays du Gier, où la teinturerie occupe une grande place au plan économique : "Après avoir servi à l'industrie, elles [les eaux] sont rejetées dans le Gier, qu'elles colorent des teintes les plus diverses : de là, souvent, des plaintes amères dans la bouche des riverains et, en particulier, chez les agriculteurs, lesquels les déclarent impropres à l'arrosage des champs. Le reproche a sa valeur. Mais si l'on songe aux services immenses qu'elles ont préalablement rendus, et si l'on tient compte du nouveau service, et non moins signalé, qu'elles rendent encore, au sortir des ateliers, il faudra bien reconnaître que l'intérêt particulier doit le céder à l'intérêt général. Ces eaux, en effet, saturées d'acides et de matières tanniques, sont anti-microbiques au premier chef : à ce titre, elles contribuent, dans une large mesure, à l'hygiène publique. Si les cas de fièvre typhoïde sont si rares, à Saint-Chamond, la cause, pour une large part, doit en être attribuée à l'action énergique des eaux de teinture sur les eaux d'égout et sur les eaux ménagères." Ainsi parlait, à la fin du XIXe siècle, James Condamin, l'un des historiens les plus célèbres de Saint-Chamond !
Revenons au Moyen-Âge. Comme la plupart des artisans, les teinturiers parisiens déposent leurs statuts auprès d'Etienne Boileau, en 1268. Ils teignent le drap et la toile, non la soie réservée aux merciers et les chapeaux teints par les … chapeliers ! Les drapiers peuvent teindre les draps malgré les protestations vaines des teinturiers. Parmi les grands noms de cette époque, Jean Gobelin qui s'installe sur les bords de la Bièvre, vers 1450, célèbre en particulier pour ses écarlates. La qualité de cette teinture rouge a longtemps été attribuée à celle de l'eau de la rivière. Il semble que ce soit plutôt ce que l'on appelle aujourd'hui "le contrôle de qualité" qui soit responsable de ce résultat. La légende dit également que le mordant utilisé est l'urine des ouvriers qui sont assujettis à une nourriture particulière, avec force boissons. Ce régime n'est pas sans conséquence sur la durée de vie, mais certains condamnés préfèrent s'y soumettre plutôt que d'être privés de liberté. La descendance de Jean Gobelin abandonne au fil des générations la teinturerie au profit de charges publiques. La spécialité de l'écarlate perdure tout de même grâce à Jean Glück et, surtout, à Colbert qui rachète tous les bâtiments et ateliers au nom du roi en 1662. Par un arrêt de 1717, Glück et son associé sont maintenus "dans la possession où ils étoient de marquer toutes les marchandises par eux teintes d'un plomb doré, portant d'un costé les armes de Sa Majesté et de l'autre cette inscription "Teinture royale par privilège aux Gobelins à Paris". Le privilège est confirmé en 1724. La renommée de la Manufacture des Gobelins a traversé les frontières et est reconnue aujourd'hui encore dans le monde entier.
Au XVIe siècle, l'éventail des matières colorantes s'élargit, notamment grâce aux voyages des explorateurs en Amérique et dans les indes orientales : plantes (pastel ou guède, genêt, callune, vinettier, réséda jaune), en Europe, cachou, campêche, fustet, garance, indigo, rocou, santal, cochenille du Mexique, carthame, murex… originaires d'autres continents. En résumé, à cette époque et au fil des découvertes, jusqu'à la fin du XVIIIe siècle :
Garance, (murex), santal pour le rouge ; cochenille du chêne-kermès pour l'écarlate ; rocou pour l'orange ; genêt, callune, vinettier, réséda jaune, gaude, fustet, carthame, curcuma pour le jaune ; iris ou mélange de teintures jaunes et bleues pour le vert ; pastel ou guède, tournesol (en solution alcaline) pour le bleu ; indigotier pour l'indigo (bleu foncé) ; garance avec fer, oseille, campêche pour le violet. À côté de cet arc-en-ciel de couleurs, le cachou, le brou de noix pour le brun au beige, le campêche, l'acacia à cachou, le noyer, le résidu d'indigo pour le noir…
Si l'éventail de ces colorants s'élargit, la demande est en nette diminution du fait des guerres tant extérieures qu'intérieures (guerre de religions) : les moyens financiers manquent. Colbert, on l'a vu plus haut, s'occupe pourtant particulièrement des teintureries et rédigent, en 1669, de nouveaux statuts en complément de ceux de la profession. Il définit trois catégories aux règles distinctes, en réalité préexistantes, mais non réellement appliquées :
- les teinturiers du grand et du bon teint qui ont seuls le droit de teindre, en toutes couleurs et en toutes nuances solides, les étoffes de laine ayant au moins une aune un tiers de largeur, et dont le prix dépassait vingt sous l'aune ; leur teinture résiste au temps, au lavage, à la lumière.
- les teinturiers du petit teint, appelés au XVIe siècle teinturiers de moulée (ou noir de chaudière), ne peuvent teindre que des étoffes communes ou toute étoffe préalablement guédée ou garancée par un teinturier du bon teint. Ils sont autorisés à reteindre les vieux habits, mais cette teinture ne tient pas au savonnage à l'eau chaude ! Les textes réglementaires leur imposaient certains produits, leur en interdisaient d'autres : ceci explique, en partie, cela… Avant les statuts de Colbert, ils étaient appelés biseurs, répareurs ceux qui reteignent d'une autre couleur. On trouve également l'appellation teinturier de Georget du nom de l'un des plus célèbres d'entre eux.
- les teinturiers en soie, laine et fil, bien que considérés du grand teint, se contentent de teindre ces trois matières et le coton. Mais ils doivent se spécialiser dans l'une des trois. Chacune offre la possibilité de vendre de très nombreux produits. Les teinturiers en laine, par exemple, sont autorisés à "vendre des laines teintes", à "blanchir toutes sortes de toiles de lin, coton, chanvre, fil, camelots, serges, ratines et étamines neuves ou vieilles, bas d'estame, comme aussi de vendre des canevas de toutes sortes de largeur pour faire des tapisseries seulement". La spécialisation a des limites très larges.
Suivant la couleur ou le colorant utilisé, le teinturier porte un nom plus évocateur : le teinturier en rouge est dit garanceur, le teinturier en bleu est le guesdron, et en noir, le noircisseur.
À partir du milieu du XVIIIe siècle, l'Académie des Sciences se préoccupe des colorants et de leur mode d'action. Des colorants d'origine minérale voient le jour : sels de manganèse, d'antimoine, de fer. De même, le mordançage est utilisé de façon plus spécifique et quantitativement définie.
Le XIXe siècle, une fois de plus, ouvre de nouveaux horizons grâce aux recherches techniques et au développement de l'industrie chimique. En 1830, la technique de la teinture en pièce, c'est-à-dire la teinture du vêtement confectionné, est mise au point. En 1844, le mercerisage (traitement à la soude diluée) sur des fibres de coton permet une meilleure fixation des colorants ; cette technique est améliorée cinquante ans plus tard pour empêcher le rétrécissement des tissus. C'est l'époque de la découverte de la mauvéine (Perkin, 1856), de la fuchsine (Hoffmann, Verguin, 1859), de la garance ou plutôt de l'alizarine, la molécule active (Graebe et Liebermann, 1869), de l'indigo synthétique (Von Baeyer et Drewsen, 1882). Des colorants sont synthétisés à partir de la houille dès 1850 et du pétrole un siècle plus tard. Dès 1920, les colorants naturels sont pour la plupart remplacés par des colorants de synthèse. Plusieurs centaines de colorants synthétiques ont été créés en un siècle.
L'histoire générale de la teinture mérite une attention toute particulière à notre ville de Saint-Chamond baignée par le Gier. Les eaux de cette rivière descendent du Mont Pilat, dans un sol granitique et ne contiennent que très peu de calcaire. Les premiers teinturiers recensés dans notre ville sont au nombre de 4 dans la paroisse Notre-Dame entre 1617 et 1621, et deux dans celle de Saint-Pierre entre 1635 et 1640. En 1640, également, sont cités les teinturiers, Draillat et Dutreüeil.
En 1726, est fondée la Confrérie des Teinturiers de Saint-Chamond, érigée sous le vocable de Saint-Maurice ; elle fonctionne, hors les années 1794 à 1803, jusque vers 1945. J.C. Flachat installe ses ateliers pour teindre la soie, les poils de chèvre… en rouge d'Andrinople. Il profite de l'expérience d'ouvriers grecs et sa manufacture est officialisée en 1756 par le Conseil royal. Un peu plus tard, ce sont les frères Dutreyve (descendant de Dutreüeil ?) qui laissent leur nom dans cette industrie. Mais c'est au XIXe siècle, dans les années 1870, que la teinturerie prend réellement son envol dans notre ville grâce au développement de la production des tresses et lacets (voir notre article consacré à l'histoire du tissage). La visite d'un établissement consacré à cette production fait découvrir à un tisserand lyonnais la qualité des teintures en noirs mi-fin et noirs souples. Le résultat est tel que cet industriel installe une teinturerie sur les bords du Gier. Il est suivi par des teinturiers lyonnais. La consommation d'eau est très importante. Pour en régulariser le débit, un barrage est construit à la Valla, au-dessus de Saint-Chamond. D'autres le sont sur d'autres rivières proches : les barrages du Gouffre d'Enfer, du Pas du Riot…En 1890, on compte à Saint-Chamond 5 teintureries pour la soie, 5 pour la laine et 4 pour le coton. L'une des plus importantes est la teinturerie Gillet créée en 1865, spécialisée dans la teinture noire des soies, qui, en 1930, est considérée comme la teinturerie la plus importante du monde. Elle travaille avec de très nombreux pays, dont l'Angleterre, l'Allemagne… Elle interrompt définitivement ses activités en 1976. Citons également les établissements Ravachol nés en 1861, la société Chavanne créée en 1883, la teinturerie Bredoux qui date de 1894, l'entreprise Daneyrolle née en 1872. Toutes ces entreprises sont aujourd'hui fermées. Il en reste 7 encore sur Saint-Chamond, créées plus récemment.
La teinture est réalisable à tous les stades de l'élaboration des textiles : fibres en bourre et en ruban, fils en bobines, écheveaux ou ensouples, tissus ou tricots, articles de confection.
Sur un plan physico-chimique, la teinture correspond à l'adsorption des molécules de colorants au sein de la texture des fibres. Ce mécanisme est d'autant plus actif que la température augmente, dans certaines limites : de 60°C à 100°C pour les colorants en solution, jusqu'à 130°C et sous pression pour les colorants insolubles dans l'eau.
Teindre fils ou étoffes est indispensable pour s'en servir à la confection des vêtements. Quelques étoffes sont fabriquées avec des fils teints avant le tissage : ainsi les draps de laine, excepté pour le noir et les rouges, les étoffes dites mélangés, les soieries de Lyon, la bonneterie. Contrairement à l'impression, la teinture colore le tissu sur ses deux faces, dans toute la masse. L'affinité du colorant étant variable, le tissu doit subir au préalable les premiers apprêts qui consistent à éliminer toute particule, endogène (naturelle) ou exogène (liée aux manipulations), qui interviendrait sur la fixation du colorant sur la fibre, de façon homogène et durable. Les techniques ont évolué avec le temps. En 1895, on peut les résumer comme suit :
Pour la laine, ce traitement commence par le fixage à la vapeur d'eau pour l'empêcher de se godeler (boursoufler). Suivent un dégraissage dans un bain de carbonate de sodium, un lavage et un séchage soit dans une pièce chauffée, l'étente, soit à l'essoreuse. Pour éliminer le duvet lié à la constitution même de la fibre, on réalise un grillage sur un cylindre chauffé au rouge.
Grillage de l'étoffe en laine |
L'étoffe est enroulée sur un premier cylindre, près de l'ouvrier, et vient s'enrouler sur un deuxième chauffé au rouge. Celui-ci est mu par une manivelle. Des cadres à bascule TCC' et TLL' permettent de soulever ou d'abattre la pièce sur le cylindre. La technique est délicate et nécessite une grande expérience ; le risque est de brûler l'étoffe ! Le nombre de passages varie suivant le tissage. Plus tard, ce grillage a été effectué par contact direct avec une flamme : le flambage. Les tissus de laine qui doivent rester blancs ou de couleur claire sont blanchis dans des soufroirs, des pièces de 6 – 7 m. de haut, voutées pour que l'eau de condensation suive les parois, sans tomber sur l'étoffe. Celle-ci est suspendue sur des barres horizontales. Le soufre est allumé aux quatre coins de la pièce qui est fermée hermétiquement. Le lendemain, après avoir éliminé le gaz sulfureux par une trappe, on retire les étoffes pour les teindre ou les blanchir dans un bain d'azurage.
Les tissus de lin ne subissent pas de grillage, contrairement à ceux de coton. Ces deux tissus subissent un nettoyage dans un bain d'eau chaude ou dans un clapot.
4421
Clapot |
Le tissu est entrainé entre les cylindres A et B, passe sur le cylindre inférieur R, remonte vers A et B grâce à des chevilles placées sur CD… Le tissu est ensuite trempé dans un bain de carbonate de sodium, puis lavé. Pour les teintures foncées, le traitement s'arrête là. Pour les teintures claires, le tissu est traité alternativement par des bains de chaux et de chlorure de calcium. On utilise pour cela une cuve à lait de chaux. Le tissu est entrainé par des rouleaux dans un bain de lait de chaux, puis essoré entre deux cylindres "c" pour en exprimer l'excès. Il est ensuite soumis dans une chaudière remplie d'eau chauffée à la vapeur à une longue ébullition pour décomposer les matières grasses et les transformer en savons calciques. L'ensemble est ensuite refroidi : le tissu est placé au clapot, puis traité avec de l'acide chlorhydrique pour dissoudre les savons et, enfin, relavé au clapot.
Cuve à lait de chaux |
La teinture peut alors être réalisée. Les procédures dépendent du colorant, de son affinité pour le tissu concerné, exigeant parfois l'ajout de mordants pour obtenir une meilleure "solidité" vis-à-vis des agents extérieurs : lumière, lavage… Les mordants le plus souvent utilisés pour les laines et les soies sont le tartrate, l'alun et le sel d'étain ; pour le coton, c'est le tanin provenant de la noix de galle ou des feuilles de sumac. La teinture se fait le plus souvent dans des cuves chauffées à la vapeur. L'étoffe est placée sur un cylindre à claire-voie, la tournette, cousue à ses deux extrémités. La rotation de la tournette fait trempée dans le bain, puis sortir à l'air libre le textile.
Un siècle plus tard, en 1985, les techniques ont évolué. Désormais, on opère soit par contact direct, soit par imprégnation au foulard (pad-dyeing), soit par pulvérisation (spray-dyeing). La teinture en bain nécessite une agitation constante soit par mouvement du textile (machine à guindre pour écheveaux, barques et étoiles pour tissus ou tricots, jiggers à inversion de marche), soit par mouvement du bain forcé à circuler à travers la matière (autoclaves pour teinture des filés et rubans en bobines ou de nappe de fils ou tissus enroulés sur ensouple perforée), soit par mouvements combinés, le liquide entraînant le tissu à travers une tuyère (machines jet ou overflow).
Machine à circulation (Larousse) |
Machine à guindres (Larousse) |
Machine overflow (Larousse) |
Teinture en continu (Larousse) |
II IMPRESSION
L'impression des tissus débute au XIVe siècle, a priori en Italie. En témoigne la tenture de Sion réalisée à l'aide d'une planche gravée permettant de reproduire un même motif. A cette époque, la solidité des colorants est très faible. Au XVIe siècle, les cotonnades indiennes envahissent les salons européens : plus légères, plus joyeuses par leurs couleurs, elles suscitent de nombreux voyages en Inde pour en connaître la technique. Les premiers pays à en profiter sont l'Angleterre et les Pays-Bas grâce à la Compagnie des Indes et à l'arrivée de ces cotonnades alors inconnues en Europe. C'est à Marseille que l'on rencontre, en 1648, la première mention d'un textile imprimé en Europe et, ce, grâce à des marchands turcs et arméniens ; il est question de "teindre des toiles propres à la fabrication de vannes ou indianes". En fait, il semble que des ateliers d'impression se soient installés dès le début du XVIIe siècle, produisant des indiennes de mauvaise qualité par manque de connaissance, mais à prix réduit permettant au plus grand nombre de s'en procurer : les produits d'importation sont très chers. Cette consommation inattendue touche directement les lainiers et les soyeux qui voient leurs chiffres d'affaires en forte diminution. Ils en appellent au roi qui interdit l'impression des textiles en 1686. De même, l'importation, le port et l'utilisation des indiennes font l'objet d'interdits qui sont fortement réprimés en cas de non observation. La révocation de l'Édit de Nantes en 1685 fait fuir dans toute l'Europe les artisans protestants, dont ceux qui s'étaient spécialisés dans l'impression : nous avons évoqué ce problème à plusieurs reprises. L'impression textile se retrouve ainsi à Londres, en Hollande, à Berlin, à Genève, à Barcelone, à Rouen (!), à Mulhouse, à Prague, à Rome…
Toutefois, la mode et l'engouement croisssant sont à l'origine d'ateliers en principe interdits et de contrebande. Marseille, port libre, comprend 24 ateliers en 1733, souvent issus d'une association de français et d'arméniens. Finalement, l'utilisation des indiennes est libre à partir de 1756. Entre 1770 et 1780, six villes de France et leurs environs s'impliquent particulièrement dans cette industrie : Mulhouse, Rouen, Nantes, Paris, Marseille et Lyon. Mais on trouve des ateliers dans tout le royaume. L'État est obligé de réagir car la provenance des cotonnades n'est pas toujours bien établie. En 1785, le Conseil d'État décrète qu'à compter du 1er janvier 1786, toutes les toiles peintes et imprimées seront après qu'elles auront reçu tous leurs apprêts portées au bureau de visite où les gardes, jurés ou préposés appliqueront à la tête et à la queue de chaque pièce la contremarque ordonnée par l'arrêt du 18 avril 1782. Ces marques, appelées chefs de pièces, portent le nom de la manufacture, son adresse, éventuellement la date de la réalisation de l'impression. Elles peuvent être complétées par le nom du tisserand, celui de l'imprimeur et la qualité du tissu.
Les colorants sont ceux qui ont été évoqués pour la teinture :
- pour le rouge, la garance provient de Perse et de l'est de la Méditerranée. Elle arrive en Europe par Rome, notamment en France. Si la Hollande domine le marché pendant plusieurs siècles, les cultures reprennent en France, en Alsace et à Avignon en 1760. Ce sont ses racines qui contiennent les principes actifs, le plus important étant l'alizarine dont la synthèse, en 1868, interrompt la culture. Elle nécessite un mordant pour teindre le coton. Autre colorant rouge, la cochenille est extraite d'un parasite d'un cactus trouvé au Pérou au début de notre ère. Elle atteint l'Europe au XVIe siècle et fait l'objet de cultures intensives au Mexique au XIXe siècle.
- pour le jaune, la gaude est utilisée dès le Néolithique en Europe. Le principe actif se retrouve dans toute la plante : sa solidité explique son succès au Moyen-Âge. Au XIXe siècle, elle est remplacée par un chêne d'Amérique du Nord, le quercitron. Le bois jaune ou fustet provient d'Amérique centrale et du sud, arrive en Europe dès le XVIe siècle. Il est utilisé surtout pour la laine.
- pour le bleu, le colorant de choix est extrait des feuilles de l'indigotier originaire de l'Inde, utilisé depuis le 1er millénaire avant notre ère. Sa culture débute au Moyen-Orient au IXe siècle. En Europe, il est en compétition avec le pastel à partir du XVIIe siècle grâce à – ou plutôt à cause de -, on l'a vu, la Compagnie des Indes. Il domine au XVIIIe siècle : sa culture est réalisée dans les colonies des pays européens. Sa synthèse en 1896 entraîne les conséquences économiques que l'on peut imaginer dans ces territoires. Ses principes actifs, incolores, deviennent bleus au contact de l'oxygène. Aucun mordant n'est nécessaire.
- le bois de Campêche donne des colorants allant du bleu au noir. Il provient de la baie du même nom, au Mexique. On le retrouve aux Antilles, au Brésil et en Inde au XVIIe siècle. Il est à l'origine des célèbres teintures noires des établissements Gillet à Saint-Chamond, aux XIXe et XXe siècles.
Nous avons vu que les colorants montrent une affinité variable pour les fibres textiles, suivant leur origine ou la façon dont elles ont été tissées. Leur "solidité" peut être augmentée grâce à des mordants. C'est le cas de l'alun, un sel d'aluminium, provenant de mines de Syrie, synthétisé au XVIIIe siècle. Les sels de fer jouent également un rôle important. Les fers à cheval rouillés dissous dans l'acide (vinaigre !) en sont l'une des sources principales. Ils sont utilisés pour les teintures noires.
Colorants et mordants sont en solutions, inutilisables en l'état car trop fluide. Il est donc nécessaire de les épaissir. On utilise pour cela de l'amidon, de la fécule ou une gomme, en particulier celle d'un mimosa du Sénégal.
Sur un plan pratique, l'impression repose sur quelques principes :
- des mordants sont appliqués en des points précis sur l'étoffe. Celle-ci est plongée dans un bain de teinture. Le colorant est fixé sur les parties mordancées. Si plusieurs mordants ont été appliqués, on peut obtenir des couleurs différentes avec le même bain. Les parties non mordancées retiennent très peu le colorant. Un lavage suffit à leur faire retrouver leur couleur d'origine. Cela est valable pour le lin et le coton. Pour la laine et la soie qui présentent une plus grande affinité pour les colorants, mordant et colorant sont imprimés en même temps. La fixation se fait avec de la vapeur d'eau.
- à l'inverse, on peut empêcher la coloration à certains endroits en imprimant des matières qui bloque l'adsorption du colorant : on procède ici par "réserve".
- après avoir mordancé ou teint l'étoffe, on peut appliquer un "rongeant" qui empêche ou élimine la teinture soit en détruisant le mordant, soit en détruisant la couleur à l'endroit voulu.
- la matière colorante, épaissie par de l'albumine ou de l'amidon, est fixée par de la vapeur d'eau.
L'impression elle-même se fait de deux façons. La plus ancienne consiste à appliquer une planchette gravée en relief. Le tissu est tendu sur une table. Le colorant est versé sur un tampon de drap qui permet d'imprégner la planchette. Celle-ci est appliquée à l'endroit voulu sur le tissu. Une légère pression est exercée avec un "marteau à chipoter" : la partie métallique est de forme grossièrement ovoïde, très lourde ; le manche en bois est court, terminé par un disque épais. L'imprimeur tient ce marteau fer en haut ; c'est le disque en bois qui frappe la planche (voir figure ci-dessous).
Impression à la planche |
Ces planchettes sont obtenues
- soit par gravure profonde au burin après avoir reproduit le dessin sur un morceau de poirier ou de buis,
- soit par clichage, le dessin étant reporté sur un morceau de tilleul en bois debout ; un burin chauffé au gaz est animé d'un mouvement de va-et-vient par une pédale. La planche est déplacée suivant le dessin. On obtient ainsi un moule en creux dans lequel on coule un alliage métallique fusible, recouvert d'une plaque en fonte servant de semelle. Après refroidissement, on sort le moule métallique ainsi formé et on le cloue sur une planche.
Clichage au gaz |
- soit, pour les dessins très fins, on enfonce verticalement dans le bois, suivant les contours du dessin, de petites lamelles de laiton dont la succession produit à la surface de la planche un relief à arêtes unies très nettes.
Au début du XIXe siècle, un nouveau procédé nous vient d'Angleterre : la molette. La gravure est d'abord réalisée sur un rouleau en acier doux. Celui-ci, appelé "molette-mère" est durci et pressé contre un autre rouleau en acier doux, la "molette mâme", sur lequel est gravé le motif en relief. Après trempe pour le durcir, il permet de reproduire le motif sur un cylindre d'impression en cuivre. Ces rouleaux sont placés sur une machine, tournent sur eux-mêmes, se chargent de couleur, se nettoient et impriment l'étoffe qui suit le mouvement de rotation. Cette machine peut entraîner jusqu'à 16 rouleaux et imprimer autant de couleurs ; dans ce dernier cas, les rouleaux sont gravés soit en creux, soit en relief pour éviter que certaines couleurs soient dominantes.
Pour la laine, la planche peut être intégrée dans une machine, la "perrotine", inventée au début des années 1830 par L.J. Perrot, ingénieur et imprimeur sur tissu à Rouen.
|
Perrotine : impression mécanique des Organes travailleurs de la perrotine |
"Le tissu circule dans le sens indiqué par les flèches sur des cylindres et vient présenter la face à imprimer à l'action d'une planche gravée PP qui est animée d'un mouvement de va-et-vient vertical ; lorsqu'elle est arrivée à la partie supérieure de sa course, elle appuie sur l'étoffe et imprime la couleur qu'elle a reçu du tampon T. Ce tampon est animé d'un mouvement alternatif d'arrière en avant et d'avant en arrière ; dans le premier mouvement, il frotte sur un cylindre qui tourne dans un encrier fixe E au milieu de la couleur liquide ; ce contact suffit à l'imprégner de matière colorante. La planche PP s'abaisse ensuite et le tampon, en reculant, dépose la couleur à sa surface ; pendant que la planche remonte pour venir imprimer sur l'étoffe, le tampon revient en avant se charge de nouveau, et ainsi de suite. On voit en O, E les différents organes qui transmettent le mouvement à la planche et au tampon. On comprend qu'on pourra imprimer autant de couleurs qu'il y aura de planches et de tampons".
Comme on peut le deviner, l'impression ne peut être que le fait de spécialistes hautement qualifiés : dessinateur, graveur, coloriste, imprimeur assistés d'ouvriers chargés de tâches annexes, mais indispensables. Dans les grandes manufactures qui comptent plus de mille salariés dès la fin du XVIIIe siècle, le personnel est amené à accomplir le travail d'une quarantaine de métiers, les uns propres à l'impression, les autres plus généraux.
III L'APPRÊT
L'apprêt est le traitement terminal obligé des textiles après teinture. Il est à la fois un lustrage et un repassage. Les techniques varient en fonction des fibres utilisées et du tissage. Les toiles de lin et de coton sont trempées dans des bains d'amidon et de fécule, puis fortement tendus, ils passent sur des cylindres chauffés à la vapeur pour être repassés. Les tissus délicats, après amidonnage, sont tendus sur des cadres, les tables d'apprêt, sous lesquelles circulent des tuyaux chauffés à la vapeur.
Les étoffes de laine peuvent subir un tondage qui complète le grillage (voir plus haut).
D'autres peuvent subir une énorme pression entre des plateaux creux chauffés à la vapeur, puis, après avoir été mouillés, ils passent sur des cylindres C,C, en cuivre rouge, chauffés par la vapeur du tuyau T, subissant un véritable repassage. Ils se déplacent de A en B.
Cylindreur pour apprêt des étoffes |
Certains tissus peuvent bénéficier d'un traitement particulier. C'est le cas des tissus de soie (pour satins unis ou façonnés), des velours de coton et des velours d'Utrecht qui reçoivent à l'envers une couche de gomme (gommage) séchée entre des cylindres chauffés à la vapeur. Ces mêmes velours d'Utrecht peuvent recevoir une impression en relief. La machine est composée de deux cylindres, l'un en bois, l'autre en cuivre, chauffé, gravé en creux : le velours est gaufré ou frappé.
Machine à gaufrer le velours d'Utrecht |
Le drap de laine issu du tissage ne peut être utilisé en l'état. L'apprêt est une phase très importante, très longue, nécessitant l'intervention de nombreux ouvriers et surtout d'ouvrières. Il doit d'abord être débarrassé des matières grasses provenant de l'ensimage (les fibres sont imbibées d'huile pour en faciliter le cardage, le filage…) à l'aide d'une dégraisseuse. Celle-ci est composée de deux cylindres entre lesquels passe le tissu qui plonge dans un mélange d'eau et d'argile sur laquelle les matières grasses sont adsorbées. Après séchage, les impuretés comme les pailles sont enlevées avec une pince, une épince, par une épinceteuse. Les imperfections du tissu sont corrigées lors du rentrayage. Le drap passe ensuite au foulage qui, de lâche, mince et mou, va devenir serré et ferme, moelleux et doux.
Foulage des draps |
L'appareil est composé de deux joues en bronze a, a, que l'on peut déplacer latéralement. Le tissu y est engagé et continue sa course entre deux cylindres situés derrière elles dans un espace très étroit (aa). Les fibres se rapprochent, se feutrent et la largeur du tissu diminue : c'est le foulage en largeur. Sortant des cylindres, il vient s'accumuler dans une chambre : après plusieurs passages, la pression provoque le foulage en longueur. Cette action se fait en milieu humide par passage dans la cuve c c' remplie d'eau savonneuse qui facilite le glissement et le ramollissement des fibres. Au sortir de la machine, l'étoffe a perdu jusqu'à un tiers de ses dimensions d'origine. Il est temps, après séchage, de passer au lainage qui relève les fibres puis les couche dans le même sens pour former un duvet homogène. On utilisait autrefois une brosse formée de chardons.
Lainage ancien du drap |
Le XIXe siècle a mécanisé le système, tout en en gardant la base. La laineuse est constituée d'un cylindre C dont la surface est couverte de cadres garnis de chardons. L'étoffe vient du rouleau inférieur R : les crochets des chardons agissent comme une brosse en couchant les filaments.
Laineuse |
Pose des chardons dans les cadres Chardons pour lainage |
Le chardon "drapier" sert au premier passage, le "bonnetier" pour le deuxième passage ou pour le tirage manuel des fibres, le foulon pour les apprêts fins ou le dernier passage. Les filaments couchés par la laineuse ne sont pas tous de la même longueur; Il faut alors tondre le drap. On utilisait autrefois des forces de très grande taille. Là encore, la mécanisation est venue au secours du tondeur. La machine est composée d'un cylindre C armé de lames d'acier H très aiguisées, disposées en spirales : ce sont les lames mobiles du ciseau. A distance du cylindre, une lame L sert de lame fixe du ciseau. La traverse AA relève les fibres qui sont ainsi prises entre les deux lames.
Tondage des draps |
Le tondage fini, le drap repasse au lainage et ainsi de suite : tondage et lainage peuvent se reproduire jusqu' 24 fois pour certains draps. Finalement, le drap va être soumis à une forte pression à chaud pour donner le brillant recherché : c'est le lustrage qui, en cas d'excès, peut être corrigé par l'action de vapeur d'eau, le décatissage.
Dernier exemple : les draps utilisés pour la fabrication de vêtements d'hiver doivent présenter une surface frisée ou ondulée. Le tissu passe entre deux plaques P et Q animées d'un double mouvement circulaire et rectiligne. La plaque supérieure est recouverte d'une étoffe grossière qui, frottant sur la laine, la frise et l'ondule.
Machine à friser et à onduler les draps |
De la filature à la vente du drap, deux mois et demi se seront écoulés...
Ce que nous venons de voir correspond aux techniques utilisées à la fin du XIXe siècle. Comme d'habitude, nous nous arrêtons à cette époque. Si, globalement, les opérations sont toujours les mêmes, de nouvelles machines sont nées et de nouveaux produits ont été intégrés aux étoffes au cours du XXe siècle, grâce aux progrès de la chimie et de la recherche scientifique, à la demande d'un meilleur confort des utilisateurs, à l'évolution de l'hygiène corporelle et à la nécessaire protection de professionnels dans des métiers à risques. On peut citer les agents adoucissants, insecticides, fongicides, bactéricides, des agents conférant une certaine infroissabilité, des produits hydrophiles, hydrophobes, oléophobes (antitaches), des agents ignifuges, anti-glisse, anti-froid …
Pour terminer cette longue préparation, le tissu enfin prêt doit être mesuré, enroulé ou plié pour être vendu au concepteur de vêtements, de rideaux, de draps.
FIN
Bibliographie
G. Chaperon, Saint Chamond Au fil du temps, Actes graphiques, Saint Etienne, 2010
J. Condamin, Histoire de St Chamond, A.Picard 1890 réédition Reboul Imprimerie 1996
A. Franklin, Dictionnaire Historique des Arts, Métiers et Professions exercés dans Paris depuis le treizième siècle H. Welter éditeur en 1906 réédition Bibliothèque des Arts, des Sciences et des Techniques, 2004
Grand dictionnaire encyclopédique Larousse, imprimerie Jean Didier, mars 1985
P. Poiré, A travers l'industrie, Librairie Hachette et CIE, Imprimerie Lahure, Paris, 1891
L'ACTIVITÉ FRANÇAISE Le guide de la France libérée 1946
Documentation du Musée de l'impression sur étoffes de Mulhouse
Pour plus d'information sur les teintureries de Saint-Chamond :
Trois siècles de teinture Au fil du Gier, CERPI, Reboul imprimerie, 2007
Le site Gillet, De la teinturerie à la soie artificielle, CERPI, 2003